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Hommages  //  DJUNA BARNES

" Le bois de la nuit " et " Nightwood " de Djuna Barnes - © C. Rey

Mon premier hommage s’adresse à Djuna Barnes. Sur la page d’accueil et le fond de ce site, j’ai recopié les premières pages de Nightwood, en anglais d’abord, puis dans la traduction française de Pierre Leyris. Les trois dessins à l’encre reproduisent des illustrations de Djuna Barnes elle-même, tirées de deux de ses livres Ladies almanach et The book of Repulsive Women. Mon admiration pour Djuna Barnes date de 1977. Elizabeth Béranger, mon professeur de littérature anglaise à l’université de Bordeaux III, travaillait sur cet auteur américain. À cette époque Djuna Barnes était toujours vivante. Son travail était malheureusement tombé dans l’oubli. Âgée de quatre-vingt-cinq ans, elle habitait New York et refusait fermement de recevoir quiconque, y compris une universitaire de Bordeaux qui admirait son œuvre. Les deux femmes s’étaient toutefois parlé au téléphone. Elizabeth Béranger l’avait trouvée « caustique » ce qui me surprend à peine. Oui, Djuna Barnes était caustique. Je lus Nightwood dans la traduction française de Pierre Leyris. A la suite de cette lecture qui m’enthousiasma, je pris la décision d’écrire ma maîtrise sur Le Bois de la nuit, le chef d’œuvre de Barnes, publié en 1936. Elizabeth Béranger supervisa mon travail. Les universitaires n’avaient pas encore inventé « l’écriture féminine ».  Et en 1997, Djuna Barnes n’avait, par bonheur, pas encore été étiquetée comme un auteur de « littérature lesbienne ». Il suffit de lire la page Wikipedia en anglais qui lui est consacrée, une page assez complète, pour constater que c’est ainsi qu’on l’a cataloguée. Quant à la page en français, elle ne mentionne que quelques dates et mériterait d’être sérieusement étoffée. Non que Wikipedia soit une source d’information sérieuse, mais beaucoup d’étudiants prennent pour argent comptant les informations qu’ils y trouvent. Ils ne sont pas les seuls. En cela, ils devraient faire preuve de prudence.


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Mais tout d’abord, je clarifierai un malentendu sur cette histoire de « littérature lesbienne ». Djuna Barnes eut des aventures avec des femmes aussi bien qu’avec des hommes parmi lesquels Ernst Hanfstaengl et Courtenay Lemon. Thelma Wood partagea sa vie. Est-ce que cela change quoi que ce soit à la manière dont on doit étudier son œuvre ? Non. Est-ce qu’on écrit avec son sexe ? Non. Est-ce qu’on écrit avec son orientation sexuelle ? Non. Est-ce que Proust ou Oscar Wilde ont été rangés dans la « littérature gay » ? Non. Est-ce que Virginia Woolf a atterri dans la case « littérature lesbienne » pour avoir écrit Orlando ? Non. Est-ce que la tonalité des écrits de Colette est homosexuelle ? Non. Est-ce qu’on lit Violette Leduc parce que c’est un grand écrivain ou parce qu’elle a eu des aventures avec des femmes ? Ou parce qu’elle était l’amie de Simone de Beauvoir ?... Où est-ce qu’on doit s’arrêter ? Où se situe la limite à ne pas franchir ? Où commence l’aberration ? Si je devais rédiger ici un article universitaire, comme je l’ai souvent fait par le passé, je me garderais bien de brandir de telles idées. Les universitaires exercent leur autorité, parfois leur tyrannie, quand il s’agit de penser la littérature. En gros, ils aiment mettre les écrivains dans des boîtes. Malheureusement, les écrivains ne jouissent pas d’une telle autorité. Car ils n’ont ni les capacités, ni les compétences, ni le savoir. L’expérience ? Des années passées dans la solitude et le silence à creuser sa pensée ? L’expérience n’est pas prise en considération. Si vous doutez de ce que j’avance, écoutez l’interview de Doris Lessing « The lamentable gap between writers and academics. » Elle vous éclairera sur la question. À mon tour, j’allumerai ma lanterne en plein jour comme le faisait Diogène qui était à la recherche d’un homme authentique, et affirmerai que l’on n’écrit ni avec son sexe ni avec son orientation sexuelle. On est écrivain avant d’être femme. On est écrivain avant d’être homme. L’écrivain n’a pas de sexe. L’écriture provient d’ailleurs, d’une source d’inspiration merveilleuse qui se trouve bien au-delà de la personne, de son sexe, des normes sociales, de son époque. Car même si l’idée d’inspiration fait tache dans les articles savants, c’est grâce à elle que les écrivains trouvent leurs idées. Pour moi, il n’y a qu’une seule chose qui compte : la littérature. La littérature comme l’expression d’une voix authentique. Et ce qui n’est pas authentique, n’est rien d’autre qu’une fraude.

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Djuna Barnes n’est pas n’importe quel auteur. Djuna Barnes est un mythe. Elle fut admirée par les plus grands écrivains. T.S. Eliot écrivit la préface de Nightwood. Carson McCullers et Dylan Thomas vénéraient son travail. Beckett et Joyce furent éblouis par son génie. La lettre de Frank Morley, directeur de collection, à Geoffrey Faber qui publia Nightwood, montre à quel point le manuscrit -par sa subtilité, sa langue, son ironie- l’avait époustouflé. Oui, Djuna Barnes fut une figure mythique, mais rares sont ceux qui ont entendu parler d’elle. Elle naquit à New York en 1892, y travailla comme journaliste, se rendit à Paris en 1921 et y reprit ses activités. Après avoir fréquenté le salon parisien de Nathalie Barney où se mêlait une faune d’artistes et d’écrivains chics et moins chics, Djuna Barnes retourna aux Etats-Unis en 1939. La guerre venait d’être déclarée. Elle avait quarante-sept ans. N’ayant nulle part où aller, elle logea chez sa mère. La situation devint rapidement invivable. Son frère brûla l’un de ses manuscrits. Son amie Peggy Guggenheim l’arracha à cet enfer en louant le petit appartement de Patchin Place à Greenwitch Village où elle vécut jusqu’à sa mort. Beckett qui l’admirait et qu’elle admirait, le généreux Beckett, lui fit parvenir une somme importante lorsqu’il reçut le prix Nobel en 1969. Il savait qu’elle était dans le besoin.

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Nous sommes en 1978. J’ai vingt-deux ans. J’écris. Je noircis du papier, je cherche ma voie, mon style, ma patte. Pendant des années, je pastiche le style de Nathalie Sarraute. Et puis un jour, je rencontre Djuna Barnes. La passion qui lie Robin et Nora dans Nightwood, miroir de la passion qui lia Djuna Barnes à Thelma Wood, ne m’intéresse pas. Je ne la vois pas. L’important pour moi, c’est la langue, oui, c’est la langue de Barnes qui me fascine. Je tombe sous le charme de ce style. J’aime l’obsession. L’ironie. Les jeux de mots. Le côté Woolfien et la passion pour les décors surchargés. Orlando avait été publié en 1928, huit ans avant Le bois de la nuit et plus je relis Orlando plus je retrouve dans Le Bois de la nuit la même atmosphère élisabéthaine. Plus je relis Nadja, plus je retrouve dans le texte la même couleur surréaliste. J’aime les phrases infinies. L’opacité. J’aime le côté bric-à-brac, le baroque et le goût délirant pour le détail. Et la liberté, la grande liberté du récit qui ne s’embarrasse pas d’une intrigue suivie. Je me dis : ainsi donc, on peut écrire ainsi, librement, on peut frapper le lecteur par la puissance de la langue et faire une grande œuvre d’art. Il n’est pas utile de se plier à la tradition littéraire du bien écrire pour pouvoir écrire. La tradition -petit un- du récit avec un commencement, un milieu et une fin. La tradition façon Boileau -petit deux- du « ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. » Ainsi donc, on peut écrire comme Djuna Barnes.

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Que dire de la complexité de la passion entre femmes, et entre hommes et femmes ? A la vérité, cette passion n’a pas de chair. Elle est purement littéraire. Comme l’écrit Frank Morley dans sa lettre à Geoffrey Faber alors qu’il s’apprêtait à éditer le manuscrit de Nightwood à une époque où les références sexuelles trop choquantes se devaient d’être censurées : « Le point important, c’est qu’il n’y a aucune description homosexuelle, aucun détail ; le conflit est celui des âmes, pas celui des corps. » Et Frank Morley a raison. Les débats intérieurs de Nora, de Robin, de Jenny sont purement existentiels. Ils disent la solitude de celui ou de celle qui endure ce mal nommé passion. Ils disent l’attente, l’incompréhension, les ravages, la folie, mais le récit ne se vautre jamais dans le sordide ou l’anecdote, jamais. Djuna Barnes n’aimait ni Gertrude Stein ni Anaïs Nin. Elle avait la beauté du diable. Elle était grande, mince, élégante. Elle portait capes et chapeaux. Elle avait la peau magnifique d’une rousse. Des cheveux épais. Un coup d’œil à la photo de profil qui figure sur la couverture de l’édition du Seuil de 1957 suffit pour en être persuadé.

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Grâce à Djuna Barnes, ma vie prit un tour nouveau. J’aspirais à écrire. J’étais une apprentie, une débutante. Après avoir lu Djuna Barnes, j’ai compris que l’écriture était une affaire sérieuse et qu’elle demanderait de moi un engagement sans concession. J’avais trouvé chez Djuna Barnes une sœur, une mère, un père. Un maître. Une inspiration. L’ironie avec laquelle elle regardait le monde devint la mienne. C’était cette couleur que j’allais adopter. La couleur noire. Djuna Barnes me donna l’audace d’écrire mon premier roman L’ami intime. Je pensai d’abord à prendre un nom de plume masculin, comme George Sand l’avait fait. J’abandonnai l’idée pour en adopter une autre : mon narrateur serait masculin. Et ce « je » serait moi. Le résultat fut intrigant. Beaucoup de lecteurs pensèrent que le livre avait été écrit par un homme et se demandèrent pourquoi le nom et la photo d’une femme étaient accolés au livre. D’autres étaient absolument sûrs que le livre avait été écrit par une femme. Trop de détails le trahissaient. Au " Festival du premier roman " de Chambéry qui m’avait décerné un prix en 1993, une lectrice me prit à parti pour m’expliquer qu’un auteur femme n’avait pas le droit de faire de telles choses, c’est-à-dire d’écrire du point de vue d’un homme. Je compris, bien plus tard, que ce qu’on désignait sous le nom « d’écriture féminine » n’avait jamais existé. J’avais intimement fait l’expérience d’une réalité : l’on n’écrit pas avec son sexe.

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Djuna Barnes disparut en 1982 à l’âge de quatre-vingt-dix ans. Et là, dans son petit appartement de Patchin Place où elle passa plus de quarante ans, si ce n’avait été grâce à Peggy Guggenheim, elle aurait vécu dans la misère. Oubliée de tous. Je pense souvent à elle, à cette vieille femme caustique, à son destin tragique. Il paraît qu’elle vivait en recluse et qu’elle était alcoolique. C’est sans doute vrai. Je connais beaucoup d’écrivains qui vivent en reclus et qui sont alcooliques. Je pense à elle avec affection comme à un membre de ma propre famille. De la poignée de livres que j’ai sauvés, ayant perdu dans mon divorce non seulement mes manuscrits mais aussi toute ma bibliothèque, j’ai pu arracher le Bois de la nuit. C’est ce livre jauni, rescapé, précieux entre tous, le livre qui porte toujours les annotations que j’y inscrivis il y a quarante-cinq ans lorsque j’écrivais ma maîtrise, qui figure sur la photographie qui illustre ces lignes. A son côté se trouve l’édition anglaise de Nightwood qui fut d’abord publié à Londres par Faber et Faber en 1936. Il fallut attendre 1957 pour pouvoir lire la traduction française de Pierre Leyris.

© Catherine Rey 2022 - Tous droits réservés 

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