Hommages // JEAN-SEBASTIEN BACH
J’ai appris le piano. C’était le rêve de ma mère. Une jeune fille se devait d’apprendre le piano. Elle jouerait devant des invités de marque au cours d’une élégante soirée. La scène se passerait dans une grande maison où il y aurait des meubles anciens, des sols de marbre, des tableaux, de grandes portes fenêtres donnant sur un jardin fleuri. La jeune fille jouerait Brahms sur un piano à queue. C’était ça, le rêve. Il n’y avait dans ce rêve aucune passion pour Brahms ou Schubert, en fait, aucune passion du tout. La musique était purement décorative, un assemblage de sons plaisants à l’oreille. Le rêve s’est en partie réalisé. Moi, j’ai appris le piano. Et puis l’ayant appris, je l’ai aimé. La grande maison ? Oui, elle a existé, elle était même très grande. Les invités de marque, oui, ils sont venus. Ils étaient même nombreux. Mais la maison a disparu. Les invités aussi, comme la brume se dissipe. Et tout ce qu’il y avait autour s’est dissipé aussi, les meubles anciens, les tableaux, les lustres. Le rêve s’est défait, et il n’en est rien resté. Rien sinon les dettes, les saisies, la ruine. Rien sinon la mort.
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J’avais cinq ans la première fois que je m’assis face au clavier d’un piano. Une nonne m’avait conduite chez la sœur qui était chargée des cours de musique dans notre institution. La porte s’ouvrit sur un essaim de jeunes filles qui pépiaient comme de petits oiseaux. L’une d’elles jouait du piano. D’autres brodaient. Il faisait beau. Les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur la cour de récréation égayée par le feuillage des peupliers. Une main dut me pousser vers la sœur. J’ai un vague souvenir de cette journée mais je n’ai pas oublié son corps épais sous l’ample habit noir, son visage à la peau huileuse encadré par la guimpe qui enserrait ses bajoues, les poils de son menton, et surtout ses dents jaunies par l’âge qui s’avançaient en éventail sous sa lèvre supérieure. Ses pupilles sombres me fixèrent longuement. Elle ne me regardait pas, elle me jaugeait. Je la regardai attentivement, car telle était mon habitude de dévisager ceux et celles que je croisais, un défaut qui me valait des réprimandes. La mère me demanda de m’asseoir au piano. Je le fis. Elle ne dit rien. On me somma de revenir une seconde fois. L’expérience ne fut pas plus heureuse. L’école fit savoir à ma mère qui fit savoir à ma grand-mère que la sœur me trouvait trop jeune pour être au nombre de ses élèves. Un autre professeur se chargerait de m’instruire.
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Quelques jours plus tard, je fus escortée vers l’aile arrière de l’établissement. Nous montâmes au premier étage, passâmes des portes, suivîmes des couloirs et gagnâmes enfin une enfilade de petites pièces. Dans chacune d’elles se trouvait une élève. L’on aurait dit une ruche où les ouvrières étaient au travail, tapotant sur un clavier, dans une cacophonie qui semblait ne gêner personne. Une jeune femme s’affairait de pièce en pièce, traquant les paresseuses. Une main me poussa vers elle. Une voix dit que j’étais la nouvelle. La jeune femme s’arrêta une minute pour me regarder. C’est ainsi que je rencontrai Marie-Françoise R. Mon professeur.
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Marie-Françoise R était demoiselle. Demoiselle, elle l’est restée toute sa vie. Elle était de petite taille, brune, mince, myope. Demoiselle est un euphémisme. On disait alors vieille fille. Si le statut d’une femme qui vit seule peut être regardé aujourd’hui comme une marque de fière indépendance, à cette époque, en province, il n’en allait pas ainsi. N’en déplaise aux beaux messieurs qui aimeraient refaire l’histoire et qui ont oublié ce qu’était la condition des femmes avant mai 1968, un printemps qui entraîna une révolution des moeurs sans précédent, la société des années 1960 était non seulement dominée par le patriarcat mais aussi sévèrement hiérarchisée. La plupart des femmes passaient encore de la tutelle de leur père à celle de leur mari. Peu de femmes travaillaient. Il y avait celles qui le faisaient par choix. Elles étaient généralement éduquées. Et il y avait celles qui n’ayant ni l’assistance d’un mari ni celle d’une famille, devaient travailler pour survivre. Au dernier rang de l’échelle sociale étaient les employées et les ouvrières d’usine. La condition d’une institutrice de village ou d’un professeur de musique rattaché à une institution religieuse se situait légèrement au-dessus. En conséquence, une vieille fille réduite à travailler dur pour gagner sa vie était, au regard de la société, une sorte de sous-individu sans avenir et sans statut. La vieille fille inspirait la moquerie ou le mépris. Marie-Françoise R était un modèle de discrétion, elle ne donnait jamais son avis sur quoi que ce fût et encaissait toutes les remarques, si désagréables fussent-elles, sans rien dire. Déroger à cette loi eût été inconvenant. N’ayant aucune famille dans notre région, la mère supérieure lui avait alloué une chambre dans l’école. Sa fenêtre donnait sur la cour des petits, un couloir sinistre coincé entre le mur de la chapelle et la maternelle. Vivre avec les sœurs lui pesait. Les nonnes la traitaient durement. Elle ne s’en plaignait jamais mais un jour, le hasard fit que je l’entendis souffler : « Ce qu’elles peuvent être méchantes ! » Elle avait parlé d’une voix basse, accablée. J’avais beau être très jeune, sa détresse ne m’avait pas échappé. J’ai d’elle le souvenir d’un visage austère sans comprendre que son masque impénétrable était endurci par le chagrin et les humiliations dont elle était l’objet car la hiérarchie sociale et ses préséances qui régentaient la société de l’époque se trouvaient reflétées dans notre école. Les nonnes tenaient le haut du pavé. Elles occupaient dans l’école le rang dont les bourgeois jouissaient dans la ville. Personne n’aurait songé à contester cette méprisable classification.
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Mais Marie-Françoise R avait une autre vie. Oui, grâce lui avait été faite de pouvoir jouir d’une seconde existence. Elle était l’organiste titulaire de la cathédrale Saint Pierre de Saintes. Un orgue, c’est plus qu’un instrument. Celui de Saint Pierre était un univers en soi, une citadelle fortifiée entre terre et ciel vers laquelle on montait par un escalier en colimaçon aux allures de boyau creusé à même la pierre. Il menait vers autre monde car ce qu’on voit d’un orgue lorsqu’on se tient dans la nef n’est rien comparé à ce qu’on ne voit pas : nul ne peut imaginer combien se cachent là-haut de couloirs, de pièces petites et grandes, d’encoignures où ne pénètre jamais la lumière. La soufflerie, située à l’arrière, composée de soufflets plus hauts qu’un homme, occupait à elle seule une pièce aussi vaste qu’une salle de bal. L’orgue est le seul instrument où l’instrumentiste, avalé par sa machine, est condamné à l’invisibilité. L’orgue de Saint Pierre était d’une grande beauté, haut, large, majestueux, divin. Du balcon, la vue étonnante qu’on avait sur la nef et le chœur donnait le vertige. Construit en 1626, il avait trois claviers, trente-six jeux, un buffet à deux corps. Les tourelles étaient rehaussées de sculptures. Outre la responsabilité de cet empire, la charge d’organiste inclut d’accompagner la messe si bien que Marie-Françoise R était non seulement la gardienne de cette extraordinaire citadelle mais aussi la meilleure organiste que l’église pût trouver car elle vivait pour la musique et pour Dieu.
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C’est Marie-Françoise R qui me transmit la passion de Bach. Elle me disait que les plus grandes œuvres d’art sont celles qui furent écrites pour Dieu. Je sais, comme Marie-Françoise R le savait, que la musique de Bach guérit les blessures et restaure l’âme. Je me souviens des années terribles où, nouvellement arrivée en Australie, ma vie ne tenait plus que par un fil. Mais il y avait Bach. Il y avait Schubert et surtout Bach. La musique est une grâce. Entre toi, ma vieille amie, et moi, elle est le lien entre ton âme et la mienne. Malgré toutes ces années de vie enfuies depuis que nous étions assises côte à côte, toi, écrivant au crayon tes instructions sur ma partition et moi, te regardant intensément comme j’ai toujours regardé le monde, regardant tes lunettes épaisses, ton visage étrange, ton air toujours triste -dire que tu connaissais le mystère de ma vie, et que moi, je n’ai jamais rien su du tien, tu as toujours été près de moi. Tu étais exigeante. Tu me donnais des gammes, des exercices, du déchiffrage et toujours un morceau à travailler. Tu grondais si j’avais manqué à mes devoirs. Chaque année tu me présentais à l’audition du Royaume de la Musique présidée par sa fondatrice, une dame en chapeau. Quand j’eus décroché toutes les médailles du Royaume de la Musique, tu me poussas vers le conservatoire de La Rochelle où j’ai tout appris. Je ne savais pas que la musique est une discipline, et surtout une torture. Comme c’était difficile. Mais tu étais là pour m’aider, me faire répéter, m’expliquer les triple croches et les ornements qui ont toujours été mon cauchemar. Aujourd’hui, je te suis reconnaissante de ces heures passées à travailler, et encore travailler. Tu as formé mon oreille, et un jour, j’ai entendu. Le sens de la musique ne vient pas aussi vite qu’on le voudrait. Aux génies, il vient vite. A moi, il m’a fallu du temps. Mais vint un jour où la musique ne fut plus un assemblage de sons. Il y avait un compositeur qui avait écrit une œuvre, et des siècles plus tard, quelqu’un se glissait dans cette œuvre mais en vérité, il faisait beaucoup plus que ça. Il se glissait surtout dans les joies, les soucis, les insomnies et les fatigues d’un autre homme. Il ne jouait pas un prélude du Clavecin bien tempéré. Il jouait un moment de la vie de Bach.
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Le Clavier bien tempéré, c’est vers lui que je reviens toujours, après Schubert et Chopin, je reviens au Clavier bien tempéré. On croit le connaître, mais on n’en a fait jamais le tour. Bach, c’est la récompense, le repos, l’harmonie. C’est par le Prélude n°2 du premier volume que je commence toujours. Cette partition du Clavier, j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Elle est jaunie, écornée, annotée. C’est une présence amicale toujours posée sur le piano quand j’en avais un, sauf quand j’étais trop pauvre pour pouvoir m’en louer un. Dès que j’avais trois sous, je relouais un piano. Je relis tes remarques discrètement écrites au crayon en marge des préludes alors que les professeurs du conservatoire préféraient les grands traits rageurs, agacés par nos fausses notes, exaspérés que nous ne respections pas à la lettre ce qui était écrit, piano, pianissimo, forte, les professeurs du conservatoire qui ne nous passaient rien, les professeurs excentriques et hautains qui ne juraient que par Samson François. C’était le grand virtuose de l’époque, celui dont le jeu vous arrachait des larmes quand il jouait Chopin. J’avais ses disques. J’essayais péniblement de jouer comme lui. Il y avait sur mon piano la photo de ses mains, longues et belles, rapides et agiles, une photo qui avait été prise aux rencontres musicales de Nohant. J’aurais bien aimé y être dans la maison de George Sand, à Nohant. J’aurais écouté Samson François en compagnie d’une belle assemblée.
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J’observe le portrait de Jean-Sébastien Bach, un homme né en 1685 à Eisenach en Thuringe. Il a l’air affable d’un bon père de famille. Il y avait en effet beaucoup d’enfants de tous âges dans la famille Bach. La maisonnée devait résonner de bonheur. Jean-Sébastien obtint des commandes de quelques souverains allemands, certains l’admiraient, mais il ne rechercha ni la renommée ni la gloire, et ne vécut jamais dans l’aisance. Cela se comprend : il était luthérien. Il aimait Dieu, pas la fortune. Il était avant tout organiste, une charge qu’il occupa avec dévotion. Jean-Sébastien Bach, un homme doux et sensible, fut très éprouvé par la mort de sa première femme, Maria Barbara, qu’il avait beaucoup aimée. Sa seconde épouse, Maria Magdalena Wilcke, était cantatrice et musicienne. Elle se chargea du foyer et collabora activement à l’œuvre de son époux. Leur union fut très heureuse. Il est facile de le lire sur le visage de cet homme paisible. La musique de Jean-Sébastien Bach a souvent la simplicité d’une conversation au coin du feu où chaque main adresse à l’autre sa réplique et sa plainte pour tromper l’ennui d’une soirée d’hiver. La musique de Jean-Sébastien Bach a aussi le pouvoir d’élever l’âme. Je le sais dès que j’écoute les premières notes de la Passion selon Saint Matthieu. Une année, je voulus vivre dans ma chair cette Passion. Certes, elle dure trois heures, mais c’est une œuvre par laquelle il faut se laisser traverser au moins une fois dans sa vie. Au cours de ce concert exceptionnel du festival de musique ancienne de Saintes, dans la grande nef de l’abbaye aux Dames, je finis par oublier l’inconfort de ma chaise pour écouter la musique, rien d’autre que la musique. Et enfin, au bout d’une heure, tout se dissipa du monde lorsque je fus pénétrée jusqu’au fond de l’âme par la tragédie qui se jouait là, emplie de douleur au spectacle d’un homme trahi par l’un de ses amis, arrêté, torturé, pauvre agneau qu’on égorge, car Jésus de Nazareth n’avait commis qu’une erreur : celle d’être né agneau. Jésus de Nazareth fut l’innocent, le sans-grade, le sans-abri. Il ne recherchait ni la fortune ni la gloire. Va-nu-pieds, il le fut depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort. Bourgeois, écoutez bien ! Observez mieux les petits, les sans-grades, ceux qui ne payent pas de mine, ceux que vous avez l’habitude de mépriser, ceux dont vous vous moquez, car c’est à eux seuls qu’il est donné d’accomplir de grandes choses. À eux, pas à vous. À vous, il a été donné le triste privilège d’engranger de l’or. Mais à eux, il a été donné la grâce de dispenser la beauté, la musique et la poésie. À eux, il a été donné la lumière pour l’éternité. L’œuvre de Bach était si magnifiquement interprétée ce soir-là que je laissai couler des flots de larmes songeant qu’il était bon et juste de pleurer sans honte en entendant la Passion selon Saint Matthieu. Bach aurait été heureux de voir, trois siècles plus tard, un auditoire verser des larmes sur sa musique. Les mêmes larmes que les siennes. Maria Magdalena Bach raconte qu’un jour, alors qu’elle allait entrer dans la pièce où son époux travaillait, elle se figea sur le seuil. Bach travaillait alors à sa Passion selon Saint Matthieu. Lui qui avait d’habitude le visage coloré, rapporte-t-elle, il était devenu pâle, de la couleur des cendres. Ses traits s’étaient défaits, et de grosses larmes coulaient de ses yeux. N’osant pas entrer, Maria Magdalena se retira sans bruit avant d’aller s’asseoir sur une marche. Aies pitié de moi, mon Dieu, à cause de mes larmes.
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Ce n’est plus Samson François qui joue Chopin que j’écoute aujourd’hui, c’est David Fray qui joue Bach. Il sait jouer Bach comme personne, lui si jeune qui a déjà tout compris d’une musique qu’une vie entière n’est pas assez longue pour comprendre. Les mains de David Fray sont lisses et jeunes, rapides et précises. Il se tient courbé juste au-dessus du clavier à la manière de Glenn Gould comme s’il contrôlait sa frappe au plus près.
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Les mains de Marie-Françoise R étaient pâles, ramassées, endurcies. Celles de Bach étaient ainsi faites. De vraies mains d’organiste. Et le bout de ses doigts durs comme l’acier, frappait avec force et précision, comme un marteau sur l’enclume.
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