
Hommages // LE FACTEUR CHEVAL



Comment est-il entré dans ma vie, cet étrange facteur Cheval ? Etait-ce la photo d’André Breton au Palais Idéal qui avait retenu mon attention, Breton vêtu d’un manteau de cuir noir, assis dans l’escalier qui mène à la terrasse supérieure du bâtiment ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il qu’un jour, l’œuvre de Ferdinand Cheval percuta mon imagination avec la force d’une comète.
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Le Palais Idéal s’est trouvé sous le feu des projecteurs en 2018 grâce au film de Nils Tavernier ; et pourtant l’art brut n’a pas toujours suscité l’intérêt qu’il méritait. Les Surréalistes, André Breton en tête, furent les premiers à saluer le travail de Ferdinand Cheval. Ce facteur de campagne, né en 1936 dans la Drôme, avait construit à Hauterives un étrange château dont la réalisation lui avait pris trente-trois ans. Breton fut rapidement fasciné par ce palais. Il lui dédia des poèmes. Pour l’homme qui avait écrit Le Manifeste du surréalisme, docteur de formation, affecté à sa demande en 1916 comme infirmier psychiatrique à Saint-Dizier dans les Vosges où il s’intéressa aux travaux artistiques des patients, comment ne pas voir dans le chef d’œuvre de Ferdinand Cheval un joyau surréaliste par excellence, c’est-à-dire le cri de l’imaginaire à l’état brut sorti du cerveau d’un autodidacte? À la suite de Breton, Jean Dubuffet, captivé par des productions artistiques considérées comme mineures, forgea le terme d’art brut. Dans son pamphlet Asphyxiante culture qui s’en prend vertement au formatage des artistes et aux circuits de l’art, un essai fort caustique qui n’a rien perdu de son actualité, une phrase retient mon attention : « Les intellectuels se recrutent dans les rangs de la caste dominante ou de ceux qui aspirent à s’y insérer. L’intellectuel, l’artiste, prend en effet titre qui lui donne pairie avec les membres de cette caste dominante. » Voici un bon point de départ pour comprendre pourquoi l’art brut a longtemps été méprisé. Il pèche en effet à deux niveaux. Le premier : puisqu’il n’obéit pas aux critères de ce qu’on reconnait officiellement comme beau dans les rangs de la caste dominante, il ne fait pas partie de la catégorie art. L’analyse de Barthes Mythologies (1957) sur le bon et le mauvais goût est en cela éclairante. Le second : l’art brut n’est pas un art riche. Aux matériaux nobles comme les bois précieux, l’acier, le bronze, le verre, etc… généralement élus par les artistes « officiels » ainsi que les nomme Dubuffet, il préfère le fil de fer rouillé, les cailloux et les bouts de ficelle. L’art brut est bien l’art des pauvres. L’emploi du mot « art » est trompeur du reste, car ceux qui s’adonnent à cette activité n’aspirent pas à faire œuvre d’art. Ils collectionnent des cailloux pour les assembler en fontaines, en grottes, éventuellement en palais. Ils recouvrent leurs murs et leurs meubles de morceaux d’assiettes cassées, comme le fit Raymond Isidore (1900-1964), pour en faire sa maison Picassiette. Ils ramassent les morceaux d’un avion tombé pendant la seconde guerre pour en faire un manège ainsi que le fit Pierre Avezard (1909-1992). Ils s’emparent d’une boîte de couleurs et se mettent à peindre comme Séraphine Louis (1864-1942). Ce qui prendra le nom d’art brut était dans les années 1950 et 1960 l’expression spontanée de beaucoup d’autodidactes de la classe ouvrière ou paysanne, c’est-à-dire des hommes et des femmes souvent d’instruction sommaire. L’art brut se rencontrait aussi bien en Europe Centrale qu’en Amérique du nord. L’esprit et l’imagination, peu pollués par la télévision, laissaient chacun libre de faire plus ou moins ce qui lui passait par la tête avec ce qu’il trouvait sur les bords de la route, dans les champs ou dans une remise. Ce qui était l’expression de la toute-puissance de la fantaisie et du rêve n’avait pas encore de nom sinon celui d’art populaire, ou folk art. Je me souviens des jardins ouvriers d’où l’on voyait émerger d’entre les buissons de drôles de personnages en métal ou en ciment coiffés d’un cône en guise de chapeau. Des bordures décorées de coquillages cernaient des parterres de fleurs. Des nains aux couleurs vives entouraient une Blanche Neige endormie près d’une fontaine. Le résultat était souvent désastreux. Peu importait ce que les voisins en pensaient. L’auteur de l’œuvre en question se prenait rarement pour Michel-Ange.
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Le marché aux puces de Bordeaux se tenait chaque samedi sur la place Saint Michel dans le quartier arabe. C’était le cœur vivant du vieux Bordeaux. Si les hommes avaient adopté le costume à l’européenne, les femmes au front tatoué portaient toujours la robe traditionnelle qui les couvraient de la tête aux pieds. Il se vendait là toutes sortes de fruits et de légumes, de magnifiques gâteaux sucrés, de quartiers d’agneau gras et rosé. Des parfums épicés vous sautaient au visage. Le marchand de meubles du cours Victor Hugo vendait des canapés habillés de velours aux couleurs impossibles, meubles bas et profond conçus dans le seul but de s’y prélasser, à-demi allongé à la manière des Romains, pour manger des loukoums. J’aimais me rendre aux puces. Cette activité consistait à se laisser porter au hasard des trouvailles et dans un état de totale disponibilité pour aller à la rencontre d’objets qui ranimaient un souvenir, et engendraient parfois un texte. Il y avait quelque chose de surréaliste dans cette démarche. Je fus tout de suite frappée par le travail de Christian Boltanski. Il reconstituait des vies à partir d’objets en accumulant toutes sortes de petits riens tels que des vêtements, des rubans, des carnets, etc… auxquels se mêlaient des objets plus volumineux tels un lit de bois blanc et une lampe. En 1990, L’inventaire des objets ayant appartenu à la jeune fille de Bordeaux, une installation présentée au musée d’art contemporain de la ville, le CAPC, m’avait tellement émue que j’écrivis Eloge de l’oubli en 1995, texte qui fut initialement un inventaire d’objets du quotidien accompagnés d’un commentaire. Les installations de Boltanski me parlaient. Je voyais en lui un frère comme j’avais trouvé une sœur chez Djuna Barnes, car j’avais à cœur d’exprimer des émotions et de donner à voir des états d’âme dans ce que j’écrivais. Voici pourquoi l’art brut m’attirait. Une autre grande exposition m’avait également frappée : celle des Nouveaux Réalistes qui s’était tenue au Petit Palais en 1970 ? J’avais supplié ma mère d’y entrer après en avoir vu l’affiche. L’exhibition fit sur mon jeune esprit, j’avais quatorze ans, l’impression d’un cataclysme car les critères du beau y étaient abolis. J’allais peu au musée, mais chaque fois que l’occasion m’en était offerte, j’absorbais tout ce que je voyais comme une éponge. J’ai un souvenir précis des tableaux, sculptures et installations des Nouveaux Réalistes qui mettaient en scène des objets sales, usés, rouillés, cassés. Les tableaux-pièges de Daniel Spoerri présentaient des verres et des assiettes contenant des restes d’un repas, le tout disposé verticalement. Niki de Saint Phalle avait entassé des têtes de poupées dans une vitrine. Plus loin se trouvait une œuvre de sa série des Tirs : un autel blanc maculé de taches de peinture. Yves Klein quant à lui avait pris le parti de la couleur absolue avec son Monochrome bleu. C’était un immense rectangle accroché en hauteur, couvert de ce bleu profond et merveilleux qui prendra le nom de bleu Klein, que je restais longtemps à admirer sous le regard dubitatif de ma mère. Ni elle ni moi ne savions que nous regardions là une œuvre clef de l’art moderne. L’exposition présentait aussi les travaux de César (le fameux « Pouce »), Arman, Tinguely, Ben, Arman. Avec les années, mon intérêt pour l’art brut continua de grandir. J’allai visiter le musée d’art brut à Lausanne qui réunissait les 5000 pièces de la collection de Jean Dubuffet, collection qu’il avait léguée à la ville en 1971. J’y découvris les fameux dessins d’Aloïse Corbaz (1886-1964) et les peintures étonnantes d’Augustin Lesage (1876-1954). Qu’elles fussent l’œuvre des Nouveaux Réalistes ou des travaux d’art brut, ces productions parlaient une langue qui était la mienne. Elles étaient la preuve que malgré le climat de l’époque dont la littérature obéissait à une esthétique très cérébrale, souvent froide et intimidante, l’art pouvait tout aussi bien s’exercer dans un espace plus intime, plus généreux et plus charnel.
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Le Palais Idéal avait inspiré Breton, Picasso, Niki de Saint Phalle. Je tombai à mon tour sous son pouvoir d’attraction. Un matin, j’annonçai à M, mon compagnon, que je souhaitais me rendre à Hauterives. Nous passerions le week-end dans cette ville, et je prendrais assez de notes pour commencer le travail que j’avais prévu d’écrire sur Ferdinand Cheval. Après avoir roulé plus de 600 kilomètres, nous arrivâmes à Hauterives en fin d’après-midi, trouvâmes une pension de famille où nous prîmes une chambre. C’était l’automne. La nuit tomba vite. Après nous être défait de nos bagages, nous nous rendîmes dans la salle-à-manger, une pièce obscure où d’autres couples dînaient. On nous servit un repas chaud. Dans la nuit qui précéda ma découverte du Palais, je fis un rêve si obsédant qu’il me parut, comme tous les cauchemars, ne jamais vouloir finir. Je me trouvais au pied d’un immense mur dont la surface était constituée de pierres brunâtres, irrégulières, boursoufflées, qui émergeaient de la paroi. Loin d’être immobile, ce mur était un organisme vivant. La terre qui joignait les pierres se mouvait, bouillonnait et coulait comme une matière en fusion. Au matin, je me trouvai dans un état d’esprit étrange, un peu nauséeux, et songeai que je m’étais bel et bien trouvée devant l’un des murs du Palais Idéal. (Je n’avais jamais vu aucune photo du Palais Idéal si ce n’est celle où figurait André Breton). Le lendemain, après le petit-déjeuner, je pris mon carnet de croquis et allai en compagnie de M à la recherche du palais.
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À l’entrée d’un chemin de terre, une femme vous accueillait. Pour quelques francs, on achetait son ticket. Sur une table de bois se trouvait une pile de livrets. J’en feuilletai un. Dans un récit d’une vingtaine de pages, Ferdinand Cheval racontait sa vie. L’on descendait ensuite quelques marches. Au bas de cet escalier se tenait le palais. C’était un assemblage de pierres grisâtres (était-ce un château ? une église ? un temple ?) beaucoup plus petit dans la réalité qu’il ne l’est sur les photographies que j’ai vues depuis. Le site n’était pas aussi soigné qu’il l’est aujourd’hui. Le chemin était envahi d’herbes folles. Plus loin s’étendait la campagne. Il y avait peu de visiteurs. Je fus déçue au premier coup d’œil, car je m’attendais à un bâtiment de grandes proportions. M haussa les sourcils. Je fis le tour du bâtiment car comme beaucoup d’œuvres d’art brut, souvent enfantines, le Palais Idéal excite la curiosité. Mes yeux couraient sans les voir sur les façades délirantes tant l’accumulation d’éléments -souvent de très petite taille- donne le vertige. Ici se trouvent des têtes, des gargouilles, des coquillages. Là, un cactus en pot près d’un oiseau contre une paroi creusée de sillons qui pourrait faire penser à des algues telles qu’on les trouve entassées à marée basse, mais est-ce que Ferdinand Cheval avait voulu reproduire un élément végétal ou animal ? J’allai sur la terrasse qui domine l’ensemble, et puis découvris presque par hasard le couloir sombre aux allures de grotte qui court dans les entrailles de la construction. Sur le côté, je vis la fameuse brouette rangée dans une niche gardée par des barreaux. Et finalement, je trouvai un coin où m’asseoir pour commencer à dessiner, ce que je fis toute la matinée et une partie de l’après-midi.
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C’est au bout de quelques heures que la chose se produisit. Je compris vite que dessiner l’ensemble d’une paroi était une tâche diabolique qui relevait de l’impossible tant les murs étaient formés par un assemblage d’éléments où rien ne ressemblait à rien. Je m’attardai donc sur des détails, des visages, des bosselures, des têtes. C’est alors qu’une sorte d’ivresse me prit. Le palais exerce une curieuse attraction sur celui qui le regarde assez longtemps pour tenter d’en percer l’étrangeté. Je ne saurais dire ce qui se passa, mais plus je le regardais, plus il me regardait. Le rêve que j’avais fait la nuit précédente prenait tout son sens, car le palais était en effet vivant. Il se mouvait. Plus je l’observais, plus j’étais fascinée, voire hypnotisée par ce que je voyais. Après plusieurs heures de contemplation, un peu ivre, je repartis en compagnie de M vers la pension de famille. Avant de quitter le site, j’achetai le livret où Ferdinand Cheval racontait son histoire. Le lendemain, nous fîmes un tour à pied dans la campagne vallonnée de la Drôme, et j’y vis des ruisseaux au fond desquels s’amoncelaient les mêmes pierres que celles qu’avait ramassées le facteur autrefois.
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La lecture du modeste livret m’éclaira. Il était facile de comprendre pourquoi Breton avait été enthousiasmé par l’aventure de Ferdinand Cheval telle qu’il la raconte dans sa minuscule autobiographie, écrite à merveille. Bien que cet homme n’eût jamais été l’élève d’une école d’art, bien qu’il n’eût aucune formation de maçon, bien qu’il fût un simple facteur de campagne inspiré par les cartes postales qu’il regardait à loisir avant de les distribuer, il avait connu une épiphanie le jour où il avait buté sur une pierre. Voici ce qu’il écrit : « Un jour du mois d’avril en 1879, […] je marchais très vite lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m’envoya rouler quelques mètres plus loin. J’avais bâti dans un rêve un palais. […] Voilà qu’au bout de quinze ans, au moment où j’avais à peu près oublié mon rêve, que je n’y pensais le moins du monde, c’est mon pied qui me le fait rappeler. Mon pied avait accroché une pierre qui faillit me faire tomber. » Son projet avait été le fruit d’un accident. Le facteur avait alors quarante-trois ans. Et cet accident tenait de la pure démarche surréaliste, entièrement livrée aux surprises du hasard. Ainsi que l’écrit Breton dans Nadja, c’est une démarche qui se fait grâce à des « rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences, des réflexes primant tout autre essor du mental, des accords plaqués comme au piano. » La rencontre fortuite entre deux éléments que rien n’apparente dans la réalité, une « pétrifiante coïncidence » -le choix du mot est parfait- fait non seulement l’œuvre d’art mais elle engendre aussi l’artiste. Et la force du rêve, un rêve prémonitoire où s’était présenté à Ferdinand Cheval la forme d’un palais étrange, fait l’inspiration. Le rêve fait la réalité.
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J’écrivis mon texte sur Ferdinand Cheval en 1993. Il avait pour titre L’homme en marche. Je le présentai à George Monti qui l’accepta. Ce fut ma première publication dans la revue littéraire du Temps qu’il fait.
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Ce n’est pas l’art qui imite la vie, c’est bien la vie qui imite l’art ainsi que le pensait Oscar Wilde. J’ai retrouvé le Palais Idéal ici, à quelques kilomètres de chez moi. J’habite l’Australie, me direz-vous, très loin de Hauterives, alors comment est-ce possible ? Etait-ce un monument d’art brut ? Non. Peu de temps après m’être installée dans l’Illawarra, je vis quelque chose d’étrange s’élever au-dessus de la cime des eucalyptus. C’était une construction immense, de forme pyramidale, un assemblage surprenant de têtes et de formes humaines et animales qui me rappelait curieusement un autre monument qui avait marqué ma vie. Cette étrange pyramide était le gopuram d’un temple hindou comme je l’appris par la suite, le temple Sri Venkateswara (photo 1) très similaire à celui que Ferdinand Cheval avait dû admirer sur les cartes postales qu’il transportait dans sa sacoche. De plus beaux, de plus époustouflants gopurams, j’en vis beaucoup en Inde (photos 2, 3). Cette coïncidence, qui n’en est pas une, me fait songer à l’étincelle qui déclenche le feu de l’imaginaire qu’on nomme inspiration. D’où vient-elle ? Pourquoi est-elle envoyée à quelques pauvres bougres -certains étant enfermés dans des hôpitaux psychiatriques, d’autres n’ayant reçu qu’une éducation rudimentaire- alors que ceux qui auraient tant aimé être des artistes, et qui ont certainement tout fait pour le devenir en passant par une école d’art, se sentent comme entravés par une camisole de force quand il s’agit de s’exprimer ? N'y a-t-il pas là un étrange mystère ? Je ne peux m’empêcher de penser ici à la notion que Carl Jung nomma inconscient collectif: c’est un inconscient universel, trans-personnel, qui contient tout l’héritage spirituel de l’évolution de l’humanité. Jung décrit ce système comme partiellement autonome, c’est-à-dire qu’il fonctionne à la manière d’une réserve de savoirs, d’archétypes et de symboles extérieurs à l’être. Voici où se trouve, à mon avis, l’origine de l’inspiration. Et les artistes d’art brut furent inspirés. Oui, plus que n’importe qui d’autre, ils le furent, inspirés par cet inconscient collectif dont ils étaient les réceptacles comme s’ils avaient directement reçu la connaissance -leurs aptitudes manuelles et intellectuelles- d’une source d’eau vive. Séraphine Louis n’affirmait-elle pas que « son ange » lui avait dit de peindre ? Ferdinand Cheval n’avait-il pas fait un rêve prémonitoire ? Augustin Lesage ne disait-il pas qu’il entendait des « voix » qui le guidaient ? L’acharnement avec lequel ils ont travaillé à sculpter, dessiner ou peindre fut leur raison d’être, à mi-chemin entre la vie et l’imaginaire -ou entre la vie et l’inconscient collectif- c’est-à-dire que grâce à une démarche artistique spontanée, ou « sauvage » pour reprendre l’expression de Dubuffet, ils ont pu sublimer des maux d’ordre physique et psychique, rendre leur vie vivable et trouver l’apaisement. Oui, l’art guérit.
© Catherine Rey 2022 - Tous droits réservés
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