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Hommages  //  PATRICK WHITE

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Sur la table, j’ai déplié une grande carte d’Australie. Est-ce en 1982 ? Est-ce plus tard ? J’habite encore Bordeaux à cette époque. J’ai déjà beaucoup écrit de petits romans et de nouvelles, mais cette fois-ci, je travaille sur mon premier texte australien, l’histoire d’un jeune ingénieur qui s’embarque pour l’Australie Occidentale dans l’espoir de trouver de l’or. Du doigt, je refais le parcours qui conduira mon personnage du port de Fremantle jusqu’à Kalgoorlie, là où furent découverts les premiers gisements du précieux métal. Sur la carte aux jolis couleurs -des verts et des bruns- je suis des yeux les routes qui traversent les forêts, les villes et les villages. J’observe attentivement la ligne de la côte. Tout en bas se trouve Perth, la capitale de l’Ouest. À vingt-cinq kilomètres au sud-ouest de Perth, Fremantle, le port où arrivent tous les bateaux et cargos venus d’Europe par le canal de Suez, l’endroit même où mes grands-parents ont débarqué en 1912. La rivière Swan qui traverse Perth serpente vers l’intérieur des terres et baigne la vallée de la Swan en passant par Bassendean où mon père est né. Kalgoorlie, à 700 kilomètres à l’est de Perth. Ici et là, de larges étendues blanches : des lacs salés. D’aussi loin que je m’en souvienne, je connais ce pays. C’est là que tout a commencé pour moi, une sorte de big-bang qui a formé cet embryon d’imaginaire qui n’a cessé de grandir, de se développer, d’envahir ma pensée, mes rêves et finalement, tout ce que j’écris. Je ne me suis jamais rendue dans ce pays mythique, mais j’ai l’étrange impression que c’est de là que je viens. Quelque chose d’irrationnel me lie à ce coin de terre dont j’ai seulement entendu parler par les récits de mes grands-parents. Bien avant d’entrer en classe maternelle, ce pays était le mien. Après avoir ouvert son petit atlas mondial, ma grand-mère avait l’habitude de pointer du doigt un large continent cerné par les océans. « Regarde la forme de l’Australie, disait-elle, ça ressemble à une tête de lapin. Regarde ici, tu vois les oreilles ? » Ma grand-mère ne manquait jamais de me faire remarquer qu’il y avait un état beaucoup plus vaste que les autres. Il occupait toute la partie gauche de la carte. C’était l’ouest australien. J’essayais juste de repérer le museau du lapin à gauche, sa bouche, en bas et les oreilles au-dessus. Et je riais. Les jours de pluie, mes grands-parents et moi, nous nous installions dans la salle-à-manger autour de la table pour regarder les photos d’Australie. Ma grand-mère ouvrait le tiroir du buffet pour y prendre la pochette plastique où elle les avait glissées. Elle s’asseyait à son tour et nous regardions les photos de leur jeunesse. Le rituel durait des heures dans un silence religieux entrecoupé de soupirs. De temps en temps mes grands-parents murmuraient un mot. Et puis le silence retombait. Regarder ces photos les rendait tristes et pensifs. Je crois qu’ils regrettaient d’être rentrés en France. Mon grand-père adorait l’ouest. L’un de mes jeux solitaires consistait à observer pendant des heures les vieux journaux, catalogues jaunis, cartes postales rapportés d’Australie, ou encore, je m’amusais à contempler les petites pépites d’or que ma grand-mère gardait dans un étui oblong, trésors que les habitants de Bassendean ramassaient dans la poussière de la route après le passage d’une mini-tornade baptisée du drôle de nom de willy-willy. Je connaissais l’Australie, un pays où coulaient le lait et le miel, comme si j’y avais moi aussi toujours vécu. Comme si c’était moi qui y avais passé mon enfance, et non pas mon père, comme si j’avais sauté dans la rivière Swan du haut d’un ponton en compagnie d’une bande de garçons de mon âge. Les histoires de mes grands-parents étaient devenues les miennes. Les années heureuses, j’en connaissais jusqu’au moindre détail. Les années sombres, ils y faisaient vaguement allusion. Ce qui n’était pas exprimé ouvertement, je le devinais comme le font tous les enfants. L’Australie était une profonde blessure qui saignait toujours, prête à se rouvrir à n’importe quelle occasion. Le souvenir des années passées loin de leur pays réveillait les épreuves qu’ils y avaient endurées, l’exil, la pauvreté, la faim. Peut-être pensaient-ils que c’était une erreur d’avoir quitté Bassendean. J’ai parfois l’étrange sensation que j’ai suivi leurs traces pour terminer ce qu’ils avaient commencé ici, et je me demande souvent pourquoi, même à l’âge adulte, je ne leur ai jamais demandé pour quelle raison exacte ils étaient partis. Diverses causes, certainement complexes, ont dû peser sur leur décision. Un jour, je pouvais avoir douze ou treize ans, je fis le projet d’aller y vivre. Excitée à l’idée d’un grand dessein auquel j’avais longuement réfléchi, je profitai que ma grand-mère fût seule dans la salle-à-manger pour m’approcher d’elle et lui dire très sérieusement : « J’ai envie de partir en Australie, un jour. » Elle est restée curieusement figée. Moi, j’attendais avidement sa réponse, mais elle n’a rien dit. Elle a simplement regardé fixement par la fenêtre, levé les yeux vers le ciel pour ne pas se mettre à pleurer, et elle m’a dit tout simplement « L’Australie, c’est loin, tu sais. »


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Je n’arrive pas à visualiser le pays de mon père. À quoi ressemble le paysage ? Il me faut le savoir si je veux étoffer le texte que j’écris par des descriptions. J’ai fouillé les rayons des bibliothèques et trouvé une piste. Il me faut lire un auteur du nom de Patrick White. C’est un Prix Nobel de Littérature. Je me rends dans la plus grande librairie de la ville, et là, sur le présentoir, un livre me saute aux yeux. L’auteur : Patrick White. Le titre : Voss. Je l’attrape comme si j’avais trouvé une pépite d’or. Je lis Voss en traduction française. Le feu dont j’ai brûlé pendant toute cette lecture, je m’en souviens encore. Je voulais savoir à quoi ressemblait le paysage australien ; je ne suis pas déçue. J’ai relu Voss depuis cette époque, deux fois, en anglais. Dans la langue magnifique, l’anglais lent, épais et tragique de Patrick White. Chaque fois, brûlant de la même soif d’avaler le texte sans pouvoir me détourner de ma lecture, j’ai ressenti la même attente inquiète de la tragédie qui s’annonce. Chaque fois que j’ai refermé le livre, j’ai été époustouflée par la beauté du texte. Voss est un roman dont l’intrigue emprunte quelques éléments à la vie de l’explorateur et naturaliste prussien Ludwig Leichhardt. Sa troisième et dernière expédition menée en 1848 avait pour but de traverser une partie du continent australien qu’il n’avait pas encore explorée. Or Leichhardt qui avait pourtant conduit deux expéditions en 1844 et 1846, ne revint jamais de la dernière. Rien, pas même un crâne, un étrier, un morceau de cuir, un couteau, rien ne fut jamais retrouvé sinon des L gravés sur des troncs d’arbres. On dit qu’il a péri dans le Grand Désert de Sable. Mais Voss n’est ni un roman d’aventure, ni un roman historique. C’est l’expérience intérieure de Voss qui importe pour l’auteur. Cet « explorateur mégalomane allemand » ainsi que Patrick White le décrit, s’embarque en fanfare de Sydney pour une magistrale expédition financée par le richissime monsieur Bonnet. La première partie de son voyage vers l’intérieur des terres se déroule magnifiquement jusqu’à ce que la tragédie frappe. L’avancée dans des zones de plus en plus désertiques, le manque d’eau et de nourriture, la maladie, la fièvre, rien ne dissuade Voss qui s’entête à poursuivre sa route. Malgré la mutinerie de ses hommes, il refuse de revenir sur ses pas, continue sa marche désespérée vers nulle part, sombre peu à peu dans la folie et finit par entraîner dans la mort tous les hommes qui l’ont suivi dans son aventure, y compris le bétail, moutons et chevaux. Le livre dont l’un des ressorts narratifs repose sur la correspondance entre Laura Trevelyan, nièce de monsieur Bonnet, et Voss, deux âmes exaltées qui entretiennent une passion platonique, est d’une beauté sombre. Il en dit long sur le continent australien et tout ce qu’il implique de danger, de fièvre et d’absolu. 
 

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Un jour, j’ai réalisé le projet auquel j’avais tant rêvé enfant et je suis partie vers le pays qui se trouve tout au bout de la terre. J’ai rapidement appris en arrivant ici que Patrick White était un auteur mythique, inscrit au programme des lycées au même titre que Molière en France. Patrick White était issu d’une vieille famille de riches propriétaires terriens installés en Australie depuis 1826. Né en Angleterre en 1912, il revint dans la colonie alors qu’il n’avait que quatre mois, retourna en Angleterre afin d’y poursuivre ses études. C’est à la fin de la seconde guerre mondiale qu’il revint s’installer dans son lointain pays, boudant la brillante scène londonienne et les ovations de New-York qui avait pourtant applaudi ses premiers succès littéraires contrairement à la presse australienne qui se méfia longtemps de ses romans jugés illisibles. Chacun de ses livres est un chef d’œuvre, portraits au vitriol du milieu des grands propriétaires terriens qu’il connaissait bien puisqu’il en était issu, caste de colons qui avaient quitté l’Angleterre au 19ème siècle pour venir faire fortune dans la grande île perdue où l’on déporta longtemps les bagnards. La mère de Patrick White était désolée que son fils eût choisi la carrière d’écrivain. À ses yeux, écrire était un passe-temps au même titre que la broderie ; en aucun cas, une telle activité ne pouvait être considérée comme une profession à part entière. Son père eut malgré tout la générosité de lui allouer une pension régulière afin qu’il pût survivre à Londres. Il mourut en 1937 et n’eut donc pas le privilège de voir son fils couronné par le Prix Nobel de littérature en 1973. Patrick White, homme « d’une nature amère » selon sa propre expression, était mal dans sa peau, asocial, introverti, homosexuel, mais il était heureusement doté d’un esprit sans pareil pour décrire la bêtise, le snobisme, les préjugés et l’esprit de clocher de son milieu social.

 

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Les dernières fois où je fus invitée dans des salons du livre dans mon pays natal furent à la fois plaisantes et pénibles comme dans toute réunion où se retrouvent des écrivains, pour le pire ou le meilleur. On rompt la glace quand on le peut. Un petit groupe papote près de moi. Je me joins à eux. Une jeune femme nous dit qu’elle vient de Montpellier. Un homme plus âgé nous dit qu’il arrive tout juste de Metz. Il a failli manquer son train. Il est content d’être enfin arrivé. Un autre vient de Paris. Je l’aurais juré. Les écrivains de Paris se remarquent tout de suite par leur assurance, leur maintien, leur manière de se vêtir de noir depuis les pieds jusqu’à la tête, un je ne sais quoi qui fait qu’on comprend d’instinct que ça risque de se terminer mal si on a le malheur d’être coincé sur scène avec eux pour une interview. Et toi ? me demandent-ils. Moi ? Je dis que j’habite en Australie. Il y a un silence. Mes interlocuteurs croient toujours à une sorte de plaisanterie quand je dis ça. Je précise alors que j’habite près de Sydney. Et là, l’atmosphère se raidit. Encore un silence, et les remarques pleuvent. On me demande pourquoi je suis allée me perdre si loin. C’est une forme de suicide ou quoi ? Un autre ricane qu’à part les kangourous, il n’y a rien en Australie. N’est-ce pas de la perversion de vouloir habiter un tel pays ? Là, généralement, tout le monde rit. Sauf moi. Moi, je suis mortifiée. Après les coups de bec, supposés rompre la glace, la conversation s’enraye. Le groupe se disperse. La première fois que ce genre d’altercation s’est produite avec un collègue-écrivain il y a des années, j’ai cru que mon interlocuteur n’avait pas tout à fait conscience de ses inepties. J’eus cependant l’agréable surprise de recevoir quelques mois plus tard une lettre dans laquelle il s’excusait. Jamais une telle chose ne se reproduirait, pensais-je, et pourtant, le même scenario s’est répété au cours des années, presque mot pour mot, quelles que fussent les villes, quels que fussent les écrivains. L’Australie, décidément, n’a pas bonne réputation.

 

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La grande carte d’Australie que je regardais attentivement lorsque j’habitais Bordeaux, le genre de carte qu’étudient les touristes avant de monter dans l’avion, ne m’avait rien dit de la réalité du pays. En Australie Occidentale, la campagne n’est pas une chose qui se visite. Ici, le paysage n’est pas de l’ordre du beau ou du laid, du chaud ou du froid, de l’agréable ou du désagréable, mais de l’ordre de l’expérience. Ici, il n’y a pas de petites routes de campagne qui traversent les forêts, les villes et les villages. Pas de bons restaurants. Pas de station-service et de distributeurs de boissons. Pas d’aires de pique-nique ombragées. Toutes les grandes villes d’Australie ressemblent aux grandes villes du monde, bien sûr. Il y a des rues, des magasins, des restaurants, des trottoirs noirs de monde. Mais il suffit de s’éloigner des gros centres urbains et après avoir fait trois ou quatre heures de route, on comprend. On sait qu’on a fait un pas dans un autre monde. Encore quatre ou cinq heures de route, et commence l’outback, plus lointain, plus chaud, plus terrifiant. L’outback de l’ouest australien est un lieu étrange, hostile, aliénant, et pourtant, plus rien n’existe vraiment dans la vie après avoir fait l’expérience de ce qu’on nomme l’outback. Car ici, en effet, il n’y a rien. Je confirme. Rien. Juste l’espace. Aucune ville, aucun village, juste le bush, c’est-à-dire des eucalyptus rabougris, au feuillage vert grisaille, la terre sèche qui devient poussière en été. L’intérieur est un plateau immense. De temps en temps, des excroissances rocheuses, brûlantes sous le soleil brûlant, s’extraient péniblement du sol pour laisser paraître leur dos de chien pelé. On regarde, médusé, emporté, écrasé de soleil, assailli par les mouches, trempé de sueur, épuisé rien que de regarder l’horizon, mais enlevé, emporté, car au loin, il se trouve un plus loin, et encore un plus loin. La première fois que l’on voit une telle chose, fraîchement débarqué de l’avion, on n’en croit pas ses yeux. On reste là, bras ballants, souffle coupé, et on admire l’espace sans limite. Je me souviens de la sensation d’avoir eu le cœur soulevé par une sorte de joie extatique au spectacle d’un infini tel que je n’en avais jamais vu. Et l’infini, prêt à vous happer, irréel comme un méchant mirage, est là qui vous appelle. De l’horizon vous parvient le chant des sirènes qui semble dire : approche, approche un peu plus, viens jusqu’à moi. Dans la plaine infinie murmure la voix du diable qui vous tente et cet appel de l’espace, celui qui perdit Ludwig Leichhardt, celui qui affola Voss, existe bel et bien. C’est une fièvre qui vous attrape, un « appel du large » pour reprendre les mots de Conrad. La magie de l’outback vous prend. Le charme de sa beauté surnaturelle fascine. Au loin passent lentement deux émeus. Sur le bord de la route, un aigle royal, énorme, noir, fier, déchiquette la carcasse décomposée d’un kangourou qui a certainement été heurté par un camion il y a quelques jours. Il la retient entre ses énormes serres et arrache la viande à grands coups de bec. La voiture passe. L’oiseau ne bouge pas. Bien des kilomètres avant d’approcher d’Alice Spring, le sable devient rouge, de la couleur du sang. L’écorce des arbres devient blanche, d’un blanc absolu, un blanc de craie. On se voit, minuscule, faible. On voit aussi le danger, partout présent. La solitude, lourde. La panne de voiture, dramatique. Le manque d’eau, mortel, et surtout le risque de se perdre à chaque carrefour. Ici, tout ressemble à tout. La route est une sorte de ruban gris qui part droit devant soi et continue comme un trait de flèche sur 1000, 2000 ou 3000 kilomètres. On devient Voss, on devient Ludwig Leichhardt, car trop d’espace tue l’espace. La lecture de Voss instille en vous le sentiment mêlé, si magnifiquement capturé par Patrick White, de terreur et de folie mystique. La tête tourne. La peur gagne vite. On ressent devant cet espace la même inquiétude existentielle que celle qui troublait Blaise Pascal lorsqu’il regardait le cosmos : c’est une terreur qui frise l’effroi car les espaces infinis vous disent à quel point vous êtes insignifiant, poussière, morceau de viande mortelle. Le misérable être humain n’est plus souverain ici. La mort rôde, rapide, efficace. Un accident ? Personne ne retrouvera votre dépouille dans ce coin perdu du monde. Ici, dans ce lieu infernal, il y a un absolu qui nous dépasse. Quel absolu ? À chacun sa réponse. 

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En lisant Voss tous les aspects d’une aventure métaphysique nourrie par le paysage australien prennent vie. Voss sombre à la fin du roman dans une sorte de folie mystique et rédemptrice à la fois, car il met enfin genoux à terre. À bas l’orgueil, à bas la rage de vaincre, à bas le retour glorieux à Sydney pour y être couronné de lauriers. Voss s’imaginait avoir la toute-puissance de Dieu. Traverser l’enfer lui a appris l’humilité, dernière étape avant la mort. Patrick White a peint le paysage du désert avec des mots. « Je vois presque toujours tout ce que j’écris, en fait, je suis un peintre manqué », avoue-t-il dans son autobiographie. Il admirait Sidney Nolan pour cette raison, le peintre australien du paysage par excellence. Les plus grands peintres australiens -Arthur Streeton, Russell Drysdale, Arthur Boyd, Albert Namatjira, Frederick Maccubbin- ont peint le vide de cette terre et son atmosphère si étrangère aux paysages intimes à l’européenne. Ils ont tenté de donner à voir l’espace, l’infini, le rien, la solitude, un grand gouffre hostile à l’homme blanc qui ne sut jamais le lire et ne put jamais y survivre.

 

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On pourrait m’objecter que la nature est partout. Nul besoin d’aller au bout du monde pour la voir. Mais est-ce que nous parlons de la même Nature ? Les pays où j’ai voyagé semblent avoir oublié ce qu’est la nature. Si elle n’est pas défigurée par la présence massive des touristes, elle est polluée par la vue d’une autoroute qui passe à l’horizon, par les volutes blanches crachées par une centrale nucléaire, par les constructions situées tout près du petit hôtel où l’on s’est retiré pour la semaine, pour être au calme, réfléchir. Les forêts ont été rasées. L’absence de vie sauvage brise le cœur. On ne dit rien, on passerait pour un malotru, mais c’est pourtant la vérité. Les oiseaux ont laissé le silence de leur absence. La présence humaine ternit tout comme un odieux graffiti sur le mur d’une cathédrale. On a rarement l’occasion de faire l’expérience de la solitude fondamentale et bienheureuse de notre condition, la paisible sensation d’être au monde et de voir chaque matin la beauté sublime d’un paysage à l’état vierge, comme il nous fut offert un jour, à l’aube de la création, sans aucune trace humaine, intouché par le profit et l’appât du gain. Ici, la beauté se donne à vous seul. Ici, le temps est lisible. Les millions d’années pendant lesquelles le vent n’a cessé d’éroder la grande plaine désertique du plateau central sont inscrites dans le paysage. Plaine inhospitalière et sublime. Ulluru, montagne magique. Le vert de la jungle luxuriante du Queensland. Les chaînes infinies des montagnes. Les plages longues et blanches et solitaires. Les dauphins et les baleines qui passent au large. Les vastes forêts de Nouvelle Galles du Sud. Cette Nature est autre chose qu’un paysage. Le mot de paysage est si étiolé pour peindre ce monde vivant, généreux, bienveillant, un lieu vierge et pourvu d’une âme, habité par des oiseaux et des mammifères, bruyant du matin au soir de pépiements, de caquètements et d’appels étranges, un bon camarade qui ne demande qu’à vivre en harmonie avec les hommes. C’est l’innocence bénie qui se donne. Il n’y a que vos pas dans le sable, et aucune autre trace de pas. Ici est la beauté. Ici est le sublime. Ici est la solitude heureuse. Ici est l’expérience intérieure qu’on ne pourra jamais connaître ailleurs qu’ici. Voilà ce que je n’ai jamais eu ni le temps ni l’opportunité de répondre à mes interlocuteurs des salons du livre. Voilà pourquoi je vis ici.

© Catherine Rey 2022 - Tous droits réservés 

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