Biographie
Je suis née un 24 novembre. Ma mère avait déjà mis au monde trois fils. Voir une fille sortir de ses entrailles la surprit. Il me fallait un nom. Elle n’y avait pas pensé. L’infirmière suggéra de m’appeler Catherine, le 24 novembre étant la veille de la sainte Catherine. J’en serai toujours reconnaissante à la bonne dame. Un rapide coup d’œil au calendrier me permet de voir à quels prénoms, souvent malheureux, j’ai échappé. J’aime mon prénom, et j’aime plus encore les patronages sous lesquels j’ai vécu : celui de Catherine d’Alexandrie, une jeune femme qui eut l’audace de défier l’empereur Maxence et finit, comme toutes les rebelles, sur la roue de la torture avant d’être décapitée, et le second, moins sanglant, de Catherine de Sienne qui laissa de très beaux écrits.
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J’étais le fruit d’un accident. Trois semaines après m’avoir mise au monde, ma mère -était-ce mon père qui se chargea de l’affaire ?- me flanqua dans mon berceau et me conduisit chez mes grands-parents paternels où elle me laissa pour toujours. Mes grands-parents avaient quitté l’école tôt. Il y avait peu de livres chez nous. Ce manque était compensé par l’imagination. Le pouvoir de l’imagination. Il y avait d’abord les histoires du passé, les années vécues en Australie où mes grands-parents avaient émigré très jeunes et où mon père était né. Il y avait un monde, là, à portée d’oreille, un autre monde extraordinaire nommé Australie. Bassendean. Les marais. Le sable. Le désert. Les vignobles de la vallée de Swan. La ruée vers l’or. Leur maison. De Bassendean, une proche banlieue de Perth, nous avions régulièrement des nouvelles par les lettres d’Yvonne Richard, la fidèle amie de ma grand-mère qui était restée là-bas. Yvonne était française. Elle avait l’âge de ma grand-mère. Les deux jeunes femmes avaient accouché la même année. Rapportés d’Australie, il y avait aussi les livres que mon père lisait quand il était enfant, écrits en gros caractères dans une langue étrangère, la langue anglaise. Il y avait des habitudes alimentaires auxquelles mes grands-parents étaient restés attachés : le porridge, le thé, le plum pudding, le Lamington, les lemon tarts, le ketchup. Le Vegemite, introuvable en France, était remplacé par la pâte d’anchois. Il y avait un esprit également : l’esprit typique des pionniers, des hommes et des femmes habiles de leurs mains, imaginatifs, inventifs par la force des choses car leur survie en dépendait. Grâce à mes grands-parents qui me transmettaient un savoir différent, l’art de la débrouillardise et l’art d’utiliser les restes, en gros tout ce qu’ils avaient
© Danielle OXTON
appris dans un pays qui n’était à cette époque, en 1912, rien d’autre qu’un vaste désert, une éducation parallèle qu’on n’aurait jamais donnée à une jeune fille de la petite bourgeoisie commerçante, j’ai hérité d’un savoir mais aussi d’un certain esprit. Mes héroïnes ont les traits de Calamity Jane, le genre de femmes qui savent planter un clou et manier le fusil.
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C’est là où se forme l’écrivain, dans ce creuset de l’enfance. C’est là qu’il retourne sans cesse. C’est dans ce creuset que tout s’élabore. J’ai commencé d’écrire à l’âge de dix-sept ans. Très vite, j’ai su que je voulais devenir écrivain. La lecture m’avait conduite vers l’écriture, mais ce fut d’abord la vocation qui m’y conduisit. Il y a dans ce mystère une part de grâce que rien ne peut expliquer. Non seulement l’écriture s’impose dans la vie, mais le plus merveilleux, c’est qu’elle grandit et devient volonté. Elle devient une manière de vivre, une manière de voir le monde et de le penser. Une manière d’être au monde. Depuis que j’ai commencé d’écrire, je ne me suis jamais sentie à l’aise dans le monde où je vivais. Pour gagner ma vie, j’ai exercé divers métiers, professeur lorsque j’habitais la France, puis une série de petits métiers une fois arrivée en Australie en 1997 comme immigrée : peintre de meubles pour enfants, serveuse, employée dans un hamburger bar, professeur de piano, assistante sociale, femme à tout faire dans un magasin de charité, professeur vacataire. J’en oublie et pour cause. Mes emplois n’avaient rien de glorieux. Les immigrés doivent généralement refaire le parcours depuis le bas de l’échelle. Et pourtant, s’il y avait d’un côté un monde dans lequel je n’étais pas à l’aise car je m’y sentais à l’étroit, il y avait de l’autre un monde où j’étais chez moi et dans lequel je pouvais me déployer librement. C’était l’écriture. Un monde qui m’acceptait telle que j’étais. Un monde sans réussite sociale, sans jugement, sans conflit, un monde aussi paisible qu’un ermitage. Aussi solitaire qu’une retraite. Un monde où la personne que j’étais profondément pouvait exister. Un écrivain, ainsi que je le conçois, n’écrit pas des histoires. Il passe son temps à regarder une vie, la sienne. Il observe son âme, la tourne et la retourne, et dans cette observation qui pourrait sembler narcissique mais qui est à mes yeux une aventure complexe, solitaire, parfois dangereuse, il s’affranchit progressivement de son passé, de ses préjugés culturels, des habitudes dont il a hérité et des ornières où sa pensée a toutes les chances de s’embourber.
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Entre l’âge de dix-huit ans et l’âge de trente-quatre ans qui fut l’année de ma première publication, j’ai écrit d’arrache-pied. J’étais en outre étudiante à la faculté de Lettres de Bordeaux. J’ai passé le Capes sans vraiment comprendre que le concours me conduirait vers une salle de classe. Il se trouve que le métier me plut, or ma vie était ailleurs. Ma rencontre avec George Monti en 1992 fut déterminante. George Monti, fondateur des éditions du Temps qu’il fait, publia dans sa revue littéraire mon premier texte L’homme en marche, un texte de fiction sur le facteur Cheval, puis l’année suivante L’ami intime. Un roman. J’ai publié d’autres textes avec George : Les Jours heureux, Eloge de l’oubli, des textes de facture classique où je ne me retrouve pas aujourd’hui. Il me fallait l’espace d’un autre pays pour exister.
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J’ai quitté la France en 1997. Mes grands-parents étaient morts. Mon père était mort. Je me sentais libre de partir. Je suis arrivée à Perth sans travail et sans appui : le résultat fut catastrophique. J’ai lourdement payé le prix de ma liberté, mais j’étais libre. Je m’étais défaite des entraves de mon pays. En littérature, on privilégie trop souvent la fameuse beauté de la langue, le beau style, et le respect des traditions littéraires au détriment de l’originalité ou de la modernité de la pensée. Les thèmes abordés sont souvent les mêmes. La guerre de 14-18 par exemple, on pourrait la croire terminée. Et pourtant, elle renaît à chaque rentrée littéraire. Et le succès est garanti. Il y a encore le transfuge de classe, un sujet très à la mode en ce moment. Transfuge, c’est-à-dire comment on se hausse socialement d’un vulgaire village de province au prestigieux monde littéraire parisien. Personne ne se hasarde à expliquer comment on fait le parcours inverse. Une descente qui est pourtant plus facile, plus rapide et beaucoup plus fréquente qu’on ne le croit. Mais la vraie libération que j’éprouvais était ailleurs : j’avais échappé à l’étreinte mortifère de ma famille. Il est curieux de voir qu’il nous faut chaque matin nous arracher à la tombe. J’ai d’abord rédigé le manuscrit de Ce que racontait Jones, puis j’écrivis Lucy comme les chiens, publié en 2001 chez George Monti. Lucy est une jeune femme de vingt-huit ans, attardée mentale, vendue par sa mère à un vieillard contre une caisse de bières. Le texte était d’une grande brutalité. Malgré tout, il fut remarqué et récompensé.
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Ce que racontait Jones, publié en 2003, fut très bien accueilli par la critique française grâce aux efforts de Daniel Arsand et de Jean-Pierre Sicre qui dirigeait les éditions Phébus. Jean-Pierre Sicre soutint mon travail avec tant d’enthousiasme que mon livre se trouva sur la liste du prix Femina et du Renaudot. Je figurai parmi les finalistes. Mon dernier roman était aussi noir que Lucy comme les chiens l’était. Loin d’être des contes cruels à l’ironie noire, ainsi qu’ils étaient présentés dans les articles critiques, les deux livres n’étaient rien d’autre que le reflet de ma vie d’alors. Une vie d’immigrée. Une vie dure. Heureuse de pouvoir accompagner la sortie de Une femme en marche, toujours chez Phébus, je fis un séjour en France de 2006 à 2008. Au terme de ces deux années, il me sembla plus sage de repartir vers l’Australie. J’avais encore beaucoup à faire là-bas.
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En 2013, The Spruiker’s Tale, la traduction anglaise de Ce que racontait Jones rencontra un succès étonnant dans la presse australienne. La qualité de la traduction d’Andrew Riemer y était pour beaucoup. Je salue ici l’aide précieuse de mon ami Alain Monteil, attaché culturel, qui a glissé un jour un nom, le mien, dans l’oreille d’Andrew. The Spruiker’s Tale était sorti chez Giramondo, maison d’édition dirigée par Ivor Indyk qui m’avait permis de repartir vers l'Australie en m’offrant du travail comme assistante de recherche à l’université de Sydney Ouest. Une femme en marche parut deux ans plus tard dans la traduction de Julie Rose - Stepping out. Entre temps, Joëlle Losfeld, excellente éditrice, avait publié Les extraordinaires aventures de John Lofty Oakes. C’était en 2010.
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Mais l’aventure d’écrire exige plus que ça. Une traduction n’est qu’une traduction, si excellente soit-elle. Je me souvenais de Milan Kundera dont j’avais étudié l’œuvre dans le cadre de mon PhD. Kundera avait tenté ce passage difficile du changement de langue, du tchèque au français, un grand écart qui lui avait valu les foudres de la critique, un abandon dont je me sentais bien incapable. Traduction, trahison. Milan Kundera ne s’y était pas trompé. Un jour vient où il faut reprendre ses droits sur son texte. Et même si l’on n’écrit pas en langue étrangère avec la même précision que dans sa langue maternelle, et même si l’on court le risque d’être bancal, d’utiliser le mauvais mot, il faut prendre le risque. Car ici se pose la question : Où se trouve exactement le texte ? Dans l’histoire ? Non. Dans les personnages ? Non. Dans les mots ? Non. Le texte est dans le rythme, la respiration, l’émotion. Le texte a une essence, et ça, aucun mot ne peut le traduire. Le texte est dans la voix de l’auteur. Lire la traduction d’Andrew Riemer, lire plus tard celle de Julie Rose, m’apportait beaucoup de plaisir, mais dans ces traductions, je n’entendais pas ma voix. Lisez Baudelaire en français et en anglais, et vous verrez que vous lisez deux textes étrangers l’un à l’autre. Lisez Edgar Poe en français et en anglais, et vous comprendrez que vous n’avez pas affaire à la même personne. Combien sont ceux qui ont appris l’allemand pour capter l’esprit de Rilke, ou le russe pour entendre la voix de Dostoïevski ? Le risque qui consistait à abandonner le confort de ma langue maternelle, j’avais compris qu’il fallait le prendre. Pendant cinq ans, je me suis imposée un régime sévère, frustrant, c’est-à-dire que je n’ai plus lu une seule ligne de français. Cioran avait ainsi conquis la langue française à grand renfort de cigarettes et de dictionnaires. Pendant cinq ans, j’ai essentiellement lu de la littérature anglaise. J’ai tout dévoré du plus classique au plus contemporain. J’ai surtout enregistré et écouté de la littérature anglaise. Certes, la langue anglaise est celle que je parle au quotidien, mais parler et écrire sont deux choses différentes. Il y avait un rythme et une souplesse propres à la langue anglaise qu’il me fallait appréhender. Il y avait tout un vocabulaire nouveau qu’il me fallait acquérir. Il me fallait distinguer les niveaux de langue, les tournures proprement australiennes, l’argot de mon pays. En cela, je me suis plus fiée à l’oreille qu’à l’intellect. N’écoutez pas ceux qui dénigrent la langue anglaise et moquent sa prétendue simplicité. La langue anglaise est une langue complexe, souple, rythmée, qui permet de dire mille choses en une. Lisez Orlando de Virginia Woolf et vous comprendrez. Lisez Le bois de la nuit, le chef d’œuvre baroque de Djuna Barnes et vous aurez une idée de ce que j’avance. Souvent, ma frustration l’emportait doublée du sentiment d’avoir à me plier à des obligations culturelles, la vieille histoire de Babel et de la confusion des langues. Que c’était inhumain de nous avoir ainsi dispersés ! Peu importait. Pendant cinq ans, j’avais donné des séminaires en anglais sur divers auteurs français contemporains. Je me sentais enfin apte à rédiger The Lovers. Grâce à la langue anglaise, je me suis autorisé toutes les libertés : le texte, divisé en cinq actes, est à mi-chemin entre la forme romanesque et la forme théâtrale. Les personnages monologuent à tour de rôle. J’ai fait lire et relire le manuscrit autour de moi, retravaillé, refait, récrit. Lu le texte à haute voix. Encore retravaillé et récrit. Xavier Hennekinne qui venait de fonder la maison d’édition Gazebo installée à Sydney a accepté de me publier en 2018. Il a relu et corrigé mon manuscrit. La faute que l’on commet en langue étrangère fait toujours honte, à l’oral comme à l’écrit, c’est une blessure d’amour-propre, une petite griffure, mais que choisir ? Une blessure d’amour-propre dont on se remettra, ou rester orgueilleusement barricadé dans une langue qui fait office de citadelle et vous isole ? C’est ce que fit Gombrowicz. Mais je le comprends.
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Comme tout étudiant en langues étrangères, je continue d’apprendre. J’ai une multitude de carnets qui débordent de vocabulaire. Je passe d’une langue à l’autre, traduis mes textes, écris parfois le premier jet en français, parfois en anglais. Andréï Makine dit qu’il écrit entre deux langues. Rien n’est plus vrai. Ecrire en deux langues, c’est vivre entre deux cultures, c’est un glissement de registre, non pas remplacer un mot par un autre grâce à une opération mathématique, mais passer d’une culture à une autre, d’une sensibilité à une autre.
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Je n’ai pas mentionné dans cette biographie fort incomplète tous les prix, sélections, etc… qui ont récompensé mes livres. Les lauriers sont gratifiants, bien sûr, et je ne remercierai jamais assez tous ceux qui ont encouragé mon travail, les journalistes du Monde des livres, les journalistes de France Culture et de SBS radio, les membres des jurys des prix littéraires français et irlandais, mais les lauriers n’apaisent pas le doute, pénible, fondamental, constant, qui me saisit chaque fois que je commence un nouveau texte. Comme s’il me fallait m’arracher à la tombe. Comme si je n’avais jamais rien appris.
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