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Hommages  //  GESHE KELSANG GYATSO

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Il y a des années charnières dans une vie. Ce ne sont pas les années de bonheur. Le bonheur n’altère jamais notre vie. Les années charnières sont d’une autre nature. Tout s’écroule, non pas autour de nous, mais en nous. Un élément se rompt dans notre maison intérieure. La continuité de notre psychisme se fracture à tel point qu’on ne pourra plus jamais raccrocher la personne qu’on était à celle qu’on sera, si tant est qu’on puisse contempler l’avenir. En songeant à ces années noires, je ne peux imaginer d’autre parallèle que cette image des grands icebergs dont le front s’effondre dans un fracas lent de fin du monde avant de se perdre dans l’océan comme s’il n’avait jamais existé. Une année charnière offre la même dynamique : tout un pan de notre vie disparaît tragiquement. De notre maison intérieure, il ne reste parfois rien.



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Le premier de ces grands effondrements s’est produit lorsque j’ai quitté mon pays natal. Non seulement les éléments extérieurs tels que les repères de ma culture et l’espace familier dans lequel j’avais vécu, mais aussi les structures de ma personnalité ainsi que mes certitudes, tout m’a été retiré par la vie. Comme un glacier s’effondre, de larges pans de ce qui m’avait constituée sont peu à peu tombés. En l’espace de deux ans, il n’est rien resté de moi. La seconde année charnière fut celle de ma réinstallation en Australie en 2008. Cette fois-ci, l’inverse se produisait : est-ce que je retournais en Australie ou est-ce que je revenais chez moi ? La même fracture tragique résulta en deux identités qui se dévisageaient sans se reconnaître. Ce que j’avais engrangé au fil des ans sous le nom d’expérience ne m’était plus utile. L’expérience est une arme à double tranchant. Elle donne longtemps l’illusion qu’on a thésaurisé une fortune, car l’on approche rarement de l’âge mûr en ayant été épargné par les malheurs et les trahisons, autant de coups du sort qui nous ont mûris et appris à être circonspects. Or j’eus beau chercher les réponses parmi celles qui m’avaient jusque-là satisfaite, je n’y trouvai rien. 

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Une main compatissante éloigna à temps la tentation du ressentiment, car j’étais assaillie chaque matin par le cynique « à quoi bon ? » À quoi bon lutter ? À quoi bon écrire ? Une main compatissante que je n’ai jamais vue mais qui m’a toujours protégée et guidée, quel que soit le danger, intervint alors. Une main puissante. Une main qui m’a toujours ouvert la route pour en écarter les ronces. La main de Dieu. Je pourrais dire que c’est la chance, un concours de circonstances, le fait que je travaillais sur un roman qui m’a conduite à me tourner vers les religions orientales, oui, je pourrais donner tellement d’explications à ce hasard qui n’en est pas un. Je sais que c’est sa main qui a agi pour moi.

 


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Il se trouve que dans le texte sur lequel je travaillais, l’un de mes personnages se convertissait au bouddhisme. Après m’être rendue compte que mes connaissances se limitaient à une poignée de clichés folkloriques, je compris qu’il fallait combler mes lacunes. Quelques jours plus tard, j’entrai dans un magasin. Sur le comptoir se trouvaient des brochures publicitaires pour un cours de bouddhisme. La classe était hebdomadaire, et se tenait près de chez moi. Je m’y rendis car j’ai la passion de l’étude. Dans les grands magasins où je me suis rendue en Inde, lorsque j’aperçus la phrase de Gandhi répliquée en dizaines d’exemplaires et vendue pour quelques roupies : « Vivez comme si vous deviez mourir demain ; apprenez comme si vous deviez vivre toujours, » j’ai ressenti un grand moment de bonheur devant ce conseil judicieux. J’ai donc appris tout mon soûl. Je fus surtout enthousiasmée par ce que j’entendais, si enthousiasmée que quelques semaines plus tard, je m’inscrivais dans un centre bouddhiste. Et là, je découvris un monde qui correspondait un peu à ce que j’avais imaginé, des moines à la tête rasée, venus d’un autre âge, vêtus de robe safran, calmes, aimables, assis sur un trône d’où ils dispensaient un enseignement bouddhiste des plus purs basé sur les commentaires du Vénérable Guéshé Kelsang Gyatso, un maître bouddhiste qui a donné un nouvel élan à l’ancienne tradition Kadampa et fondé le Nouveau Kadampa. La discipline austère s’accordait parfaitement à ma nature, une règle à laquelle je me suis astreinte pendant plusieurs années, et dont je peux dire qu’elle changea ma vie du tout au tout. 

 


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Je ne retiendrai que deux points qui me tiennent à cœur car ils m’ont aidée. Le premier est le conseil qui consiste à « lâcher prise. » J’avoue que lâcher prise fut l’une des pratiques que j’ai trouvées les plus difficiles à mettre en pratique, et je ne suis pas certaine de savoir lâcher prise malgré mes efforts. Car à la vérité, nous n’acceptons jamais de lâcher. Il y a d’une part les objectifs que nous nous sommes fixés et auxquels nous tenons ferme, mais dont la réalisation se dérobe comme un mirage. Plus l’on s’acharne à les vouloir, moins la vie semble prête à nous les accorder. Si bien que nous voudrions lâcher, mais ne lâchons jamais. La frustration l’emporte. Une partie de notre être comprend qu’il ne faut pas s’acharner à vouloir manipuler l’existence, et souvent ceux qui nous entourent, pour qu’elle s’accorde à nos désirs, et pourtant, nous continuons à lui tordre le cou. C’est en lisant le commentaire de Jung sur « Le secret de la fleur d’or » -texte chinois ésotérique du 7ème siècle qui porte le nom de T’ai I Chin Hua Tsung Chih - que j’ai trouvé une page qui éclaire de manière frappante le « lâcher prise. » C’est la lettre d’une patiente de Jung. “J’ai reçu récemment la lettre d’une ancienne patiente, explique Jung en guise d’introduction, qui illustre la transformation nécessaire en termes simples mais expressifs. Elle écrit : « D’une situation difficile, me sont venus beaucoup de bienfaits. En acceptant les choses telles qu’elles sont, en ne refoulant rien, en restant attentive, et en ne m’éloignant jamais de ces principes, en acceptant la réalité -c’est-à-dire en prenant la vie telle qu’elle est et non pas telle que j’aurais aimé qu’elle fût- en faisant tout cela, un savoir unique m’est venu, ainsi que des pouvoirs étranges, tels que je n’aurais jamais pu les imaginer. J’ai toujours pensé que lorsqu’on acceptait les choses de la vie, leur puissance finissait par nous réduire à néant d’une manière ou d’une autre. Mais ce n’est pas vrai du tout, et c’est seulement en les acceptant que l’on peut ajuster notre attitude à leur égard. À partir de maintenant, je vais jouer le jeu de la vie, en étant réceptive à tout ce qui viendra à moi, que ce soit de l’ordre du bon ou du mauvais, du soleil ou de l’ombre car les deux ne cessent d’alterner, et de cette manière, je vais aussi accepter ma propre nature avec ses côtés positifs et négatifs. Ainsi, tout deviendra plus vivant pour moi. Quelle insensée j’ai été ! Comme j’ai essayé de forcer les choses pour qu’elles soient en accord avec ma propre idée. »

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Je ne suis sans doute jamais parvenue à parfaitement « lâcher prise », mais ce qu’exprime cette lettre, j’en ai fait la sincère expérience grâce au Bouddhisme. Si de larges pans de mon ancienne personnalité avaient fondu à jamais, ne m’offrant plus de plateformes solides sur lesquelles prendre appui, le résultat fut pourtant bénéfique. « À quelque chose, malheur est bon » disait-on autrefois. Ce proverbe m’est revenu alors que je traduisais la lettre citée plus haut. Mes grands-parents répétaient ce vieil adage avec gravité, proverbe au goût d’apocalypse dont je compris la justesse quand les années-charnières firent grincer ma vie. L’existence ne s’entortillait plus autour de mes souhaits. Mon plan d’avenir n’était pas le plan d’avenir qu’un être suprême, bien plus sage que moi, avait choisi à ma place. Puiser dans mes réponses toutes faites -et si bien rôdées au fil des ans- ne me servait à rien. J’avais deux options : la rébellion contre mon sort doublée d’amertume, dangereuse et toxique, l’amertume qui fossilise notre psychisme et nous fait glisser sur la pente du ressentiment si bien analysée par Cynthia Fleury dans son essai Ci-gît l’amer, guérir du ressentiment, ou d’autre part, accepter d’être guérie avec confiance par la thérapie du Bouddhisme et comprendre qu’il faut « lâcher prise » et accepter la vie telle qu’elle se présente, l’accepter corps et âme avec ses périodes de vide et ses tragédies, sans y voir une forme de punition envoyée du ciel, et sans être terrassé par la culpabilité d’avoir commis une quelconque erreur dans le passé, autant de fausses raisons. L’acceptation paisible mène à la guérison. Après avoir longuement expliqué le principe d’individuation qui est au cœur du texte chinois qu’il commente, Jung écrit que l’attitude de sa patiente est « religieuse au vrai sens du terme, et donc thérapeutique, car toutes les religions sont des thérapies pour les tourments et les désordres de l’âme. » L’acceptation paisible de notre sort quel qu’il soit, tragique ou heureux, est en effet inscrite dans chaque religion. Elle est lisible dans chaque chapitre du Nouveau Testament. Elle est inscrite dans les lettres de l’apôtre Paul. J’ajouterai que cette acceptation n’a rien de passif. J’entends parfois dire de la part de ceux qui observent de loin le bouddhisme qu’il prône la passivité voire l’indifférence face à l’adversité : c’est une erreur. L’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit, est loin d’être passive. Elle est énergique, presque joyeuse mais sans masochisme, car elle repose sur la foi et l’effort continu en vue d’apaiser les conflits qui font rage dans de notre maison intérieure. Elle demande des qualités de patience et d’endurance. De la même manière, l’on traverse une tempête de neige, aveuglé par la tourmente et transi de froid. On y fait un pas après l’autre, lentement, en appliquant l’effort désespéré du marcheur qui a décidé de survivre. Cet effort, le croyant sait qu’il ne se fait jamais seul. Il est assisté par la miséricorde infinie de Celui qui nous observe.

 


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Le second point, autre pratique délicate dans mon apprentissage, fut d’appliquer les principes d’amour et de compassion prônées par le Bouddhisme. Là encore, j’ai essayé d’être bonne élève sans être devenue pour autant le meilleur exemple à suivre. J’oscille entre l’ombre et la lumière et malgré mes efforts, je me tiens en équilibre instable. Il y a pourtant une méditation qui m’aide à escalader cette montagne escarpée de l’amour universel que je n’ai jamais réussi à conquérir jusqu’au sommet. Elle est d’une efficacité redoutable. C’est celle qui consiste à se « souvenir de la bonté des êtres humains ». Cette méditation s’inscrit dans le cycle des vingt-et-une méditations de la pratique du Lamrim. Le grand maître Tibetain Djé Tsongkhapa écrivit des commentaires sur l’enseignement du Lamrim donné par Atisha. Guéshé Kelsang Gyatso a réuni à son tour les commentaires de Djé Tsongkhapa dans son Nouveau manuel de méditation où ces vingt-et-une méditations sont expliquées en détail. S’il m’arrive de m’emporter en voyant l’état pitoyable du monde dans lequel nous vivons, s’il m’arrive d’être écœurée  par la manière dont des réseaux sociaux nous piègent et nous infantilisent, s’il m’arrive d’avoir des accès de colère contre la faiblesse de notre nature humaine, surtout quand on voit à quel point nous sommes impuissants à aider ceux qui souffrent physiquement ou émotionnellement, cette contemplation m’apaise et balaie instantanément la tentation du ressentiment. Elle me rappelle en effet la bonté de ceux qui ont accompagné mon voyage sur terre. J’ai ajouté la rubrique « hommage » sur ce site pour me souvenir chaque jour et sans faillir de tous ceux et celles qui ont été à mes côtés dans la vie, dans les bons et les mauvais moments, ceux et celles qui m’ont inspirée, les professeurs qui m’ont instruite, que ce soient mes professeurs de lycée, d’université ou ceux qui m’ont enseigné la pratique du bouddhisme, les amis qui m’ont fait grandir, les hommes et les femmes qui m’ont portée et qui ont cru en mon travail, ceux qui m’ont réconfortée et rassurée, ceux qui se sont montrés généreux sans rien demander en retour, ceux et celles qui m’ont redonné le sourire, m’ont appris à rire et à aimer ma destinée, quelle qu’elle soit. Et si je me souviens des blessures, si l’aiguillon d’un méchant souvenir me pique, je me tourne vers le remède de cette méditation et me souviens que ceux qui m’ont blessée ont d’abord été mes amis avant que nos routes se séparent. Je peux ainsi « lâcher prise », oublier les offenses, et « pardonner à ceux qui m’ont offensée » ainsi que l’enseigne la prière. Cette méditation me rappelle le don précieux que m’ont fait les vivants et les morts, ceux qui m’ont portée au monde, parents et aïeux. Elle me rappelle aussi tous les poètes, peintres et musiciens retournés à la poussière mais dont le travail acharné continue de m’inspirer et dont aucune ligne, aucune note, aucun coup de pinceau ne fut inutile, qu’ils aient vécu dans la lumière ou dans l’ombre, dans la gloire ou dans la misère, eux qui doutaient, souffraient du manque de reconnaissance, eux qui ont payé le prix fort pour avoir choisi le chemin de l’art, eux qui se sont donné corps et âme et dont aucune pensée, toujours vivante, ne fut offerte en vain. 

© Catherine Rey 2022 - Tous droits réservés 

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