La veille au soir, on avait fêté la sortie de mon dernier livre. J'ai repris le train pour Sydney le lendemain matin. Natalie m’avait donné rendez-vous à son hôtel. Il m’a fallu presque une heure de trajet pour me rendre à Kings Cross. Le train de dix heures aime bien s’arrêter à toutes les gares. Même si la petite fête avait été du genre calme, je me sentais fatiguée et surtout déprimée. La sortie d’un livre n'est jamais facile. Les gens vont le lire. Et si ça se trouve, ils ne vont pas l'aimer. Ensuite on attend. On attend les articles bien sûr, et commence la guéguerre dont on ne dit jamais rien, tout ça reste secret, la petite guerre contre quelques tout-puissants journalistes qui ont l’art de vous déglinguer en deux mots. David contre Goliath. Pas très glorieux. Bref, alors que je m’approchais de l'hôtel, j’ai aperçu Nathalie derrière les portes vitrées. Elle était assise dans le hall et lisait mon livre. Elle l’a posé dès que je suis entrée, m’a souri, s'est levée d'un bond, a attrapé sa valise. Nous étions contentes de nous revoir et côte à côte, nous avons tourné dans Victoria Street, une rue qui n’en finit pas, pour nous rendre jusqu'au port. C’était une journée radieuse mais la lumière était d’une telle intensité qu’elle me brûlait les yeux. J’ai trouvé une paire de lunettes de soleil dans mon sac, mais ça n’a rien changé. Même avec des lunettes sur le nez, je me sentais fatiguée et déprimée. Plus loin il y avait de grands escaliers de pierre style Montmartre avec une rambarde. Et plus bas, un café. « Ici ? » a demandé Natalie. J’ai hoché la tête. Nous nous sommes assises en terrasse. Natalie est quelqu’un de bien. Intelligente, intuitive, discrète. Elle écrivait des trucs sur les écrivains bilingues et mon travail correspondait à ce qu’elle recherchait. Elle était venue d'Adélaïde avec son mari pour assister à la soirée. Elle et son mari, c’est quand même un couple super. Sans qu’elle ne me demande rien, j'ai commencé d’expliquer pourquoi les récits de mes grands-parents sur les années passées en Australie avaient été le terreau de mon inspiration. Lorsqu'on me pose des questions sur mon travail, j’ai pris l'habitude de répondre par des réponses claires et nettes. Ça me permet de contourner les questions gênantes. C'est un scénario que je récite, mêmes personnes, même ordre, même rail. Alors que je débitais ma petite histoire, la serveuse est venue prendre la commande. J'ai demandé un porridge. Quelques minutes plus tard, un porridge fumant agrémenté d’amandes et de poires finement coupées en tranches se trouvait devant moi. J'ai continué de parler au lieu de manger. J'aurais dû. Ça avait l’air incroyablement bon. Mais je n'ai pas pu. Après une bouchée, je me suis arrêtée net. Cette bouchée, c'était ma madeleine, la même madeleine que Proust trempa un jour dans une tasse de thé et dont le goût si unique fit remonter les souvenirs de son enfance à Combray. Bien sûr, ma mémoire affective était en éveil ce matin-là puisque le porridge de ma grand-mère constellé de flocons gris, contrairement au porridge d'un blanc javellisé qu’on trouve aujourd’hui, était mon plat préféré. Je l'engloutissais au retour de l'école. Je n’aimais pas l’école. Pour moi, c’était comme la prison. Et le porridge, c’était la liberté. Une seule bouchée avait suffi. Un souvenir avait surgi. Et plus rien ne comptait. Ma voix s'est ralentie. Mes mâchoires se sont raidies. Les yeux me brûlaient. Ils se sont mis à brûler encore plus.
Je pouvais avoir douze ans. Ma grand-mère et moi, nous étions dans la salle à manger. J'avais réfléchi à ce que j'allais lui dire, quelque chose qui n’était pas facile à exprimer pour je ne sais quelle raison. J'ai attendu quelques minutes et j'ai déclaré d'une voix solennelle : « J'aimerais vivre en Australie, un jour. » C'était une déclaration importante. Il me semblait que j’étais soudain liée par un serment dont ma vie dépendait. Contre toute attente, ma grand-mère n'a rien dit. J'aurais aimé être rassurée, réconfortée, encouragée ou peut-être complimentée parce que ce n’était pas banal tout de même de sortir un tel truc. Mais sa réaction a été fort différente de ce que j’attendais. Elle a détourné les yeux, soudainement attristée, un peu gênée, et m’a dit d'une voix mourante : « L'Australie, c’est loin, tu sais. »
Assise à la terrasse du café devant mon porridge qui est en train de refroidir, j’aimerais répéter ces mots à Natalie qui m'écoute attentivement. J’ai ramené ce souvenir d'un lieu fort étrange. Il me semble avoir sorti une relique effrayante des cendres froides. Mais je suis frappée de stupeur. Un nœud me serre la gorge. Mon menton tremble. Mes joues se sont raidies. Les mâchoires me font mal. Je ne peux que détourner le regard comme le faisait ma grand-mère pour retenir ses larmes, et tout en regardant un vaste entrepôt réaménagé en restaurant situé de l'autre côté de la rue, la surface argentée de l'eau qui s’étend au loin, le port qui fascine tant de touristes, je finis par bégayer : « L’Australie, c'est loin, tu sais. » Les larmes roulent sur mes joues. Je pleure calmement. Je pleure silencieusement. Nathalie écoute, immobile, sans voix. Elle ne dit pas comme le font les Australiens : « Je suis désolée. » Les gens sont très polis ici. Ils ont tendance à s’excuser quand ils pensent qu’ils ont gaffé. Mais Natalie n’est pas comme tout le monde. Elle est respectueuse. Tandis que je marmonne, le visage défait de ma grand-mère est apparu clairement devant moi. Chaque fois qu'elle mentionne l'Australie, elle évite de me regarder. Ses yeux se portent vers le jardin, le poêle, l'horloge. Elle détourne les yeux comme moi à cet instant. Elle détourne les yeux pour ne pas pleurer. L'Australie recèle un secret cruellement douloureux. Quelque chose qui se rapporte à son passé. Mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui est si douloureux ? Oh ! Les morts ! Mes bien-aimés ! Pourquoi ne pas revenir me dire ce qui vous est arrivé là-bas ? Pourquoi m’avez-vous caché la vérité ? Y a-t-il seulement une vérité à découvrir ? Ou c'est juste mon imagination, trop d'imagination qui me joue des tours.
Pourquoi m'avoir envoyée ici ? J'ai suivi vos traces comme s’il me fallait réécrire la chronique de vos silences. Je revis ce que vous avez vécu puisque nous avons trempé dans le sang du passé que j'ai bu, jour après jour, lorsque vous me confiiez vos espoirs et vos rêves inassouvis. J'écris pour sonder votre mélancolie. Mélancolie des après-midis passés dans la salle à manger à regarder la route, un chemin étroit où nos voisins se promenaient et où quelques rares voitures roulaient au pas. Mélancolie des jours où ma grand-mère ouvrait son atlas de poche pour désigner la grande île et tout en tapotant de l’ongle ici et là, disait : « La taille de l’Australie est quatorze fois celle de la France. Elle ressemble à une tête de lapin. Tu vois le museau à gauche et là-haut, tu vois les oreilles ? Là, c'est l'Australie Occidentale. C’est là où ton père est né. » Sa voix est monotone. Elle regarde la carte. Elle parle de l'Australie comme si elle parlait de quelque chose d’affreusement triste. Une sorte de maladie incurable. Mélancolie des jours où mes grands-parents recevaient une lettre d'Yvonne Richard, leur chère amie, elle était comme une sœur, elle vivait là-bas, dans le pays lointain, en Australie Occidentale, lettre écrite sur de très fines feuilles de papier et dont l’enveloppe était ornée d’un timbre vert ou violet où se dessinait le profil de la jeune reine Elizabeth. La lettre restait des jours entiers sur une console près de la fenêtre car elle serait lue et relue, lue une première fois en silence par ma grand-mère juste après être allée la chercher dans la boîte aux lettres, puis relue une seconde fois et traduite en français pour mon grand-père et moi après que nous nous soyons assis dans le plus grand silence, lettre qui faisait souffler un vent de tristesse sur la maisonnée. Bien que je fusse très jeune, je comprenais qu’il ne fallait ni parler ni demander quoi que ce soit. L'atmosphère du dîner serait lourde. Ce qu’Yvonne avait écrit dans sa lettre allait certainement hanter mes grands-parents tout au long de la nuit.
La tyrannie de la distance. Je savais de quoi parlait le livre avant même d’avoir lu son sous-titre : Comment la distance a façonné l’histoirede l’Australie. Geoffrey Blainey ne s’y est pas trompé. Il a su qualifier le long voyage du mot de tyrannique car tyrannique est la distance entre l'île-continent perdue dans les froides mers du sud et le reste du monde. Prendre l’avion est assurément plus rapide que de prendre le bateau, et pourtant la distance n’en est pas moins diabolique. Tout voyageur le sait. Deux jours d’avion dont on sort épuisé. On passe de l'hémisphère sud à l'hémisphère nord. Du froid hivernal à la chaleur estivale ou vice versa. Le pays lointain était et reste une terre isolée. Quiconque est né dans l'hémisphère nord avant de vivre ici ne comprendra jamais pourquoi le mois de juin n'est pas la saison des lilas en fleurs et le mois de janvier celle des longues nuits d'hiver enveloppées de neige. Je ne suis toujours pas habituée au rythme des saisons et quelle que soit la date, je dois jeter un œil au calendrier mois par mois pour m'assurer que nous sommes bien au printemps ou en hiver et que le jour anniversaire de mon mariage tombe en avril, non pas l’avril d’un printemps tapissé de jonquilles mais un avril d'automne aux nuits fraîches. C’est une terre lointaine cernée par des océans si vastes qu'ils dissuaderaient quiconque de s'échapper de cette ancienne colonie pénitentiaire. Une terre lointaine dont personne ne s’est jamais enfui même si l'attraction du pays natal vous taraude toujours comme si vous étiez mystiquement attaché au lieu de votre naissance où vos racines semblent attendre votre retour. Une terre lointaine qui a dérivé à une distance diabolique, me disait ma grand-mère dans un silence attristé, une distance qui est en soi une malédiction. Distance entre Rome et Tomis où Ovide fut exilé aux confins du monde romain, sur les rives de la mer Noire, au nord du nord, port minable où le poète se retrouva au milieu de sauvages qui parlaient une langue barbare, et où il souffrit d’une extrême solitude. Les écrivains, les musiciens et les poètes ne traversent pas les océans pour venir ici. Je ne les ai pas rencontrés à Perth. Je ne les ai pas rencontrés à Sydney non plus. Tous se cachent solitairement quelque part. Ici, on ne trouve que la solitude. Ma grand-mère n'a jamais dit : N’y vas pas ! Elle n'a pas dit non plus : Tu devrais y aller ! Elle m’a seulement fait comprendre que c'était une terre lointaine cernée d’océans qui collent à la planète par je ne sais quel miracle, puisque la pauvre Australie a non seulement été renvoyée à l'autre bout du monde mais elle s’est aussi cachée sous la planète comme un enfant châtié condamné à marcher tête en bas, suspendu par les pieds.
Où ai-je trouvé ces mots que je me répète en silence depuis hier ? Les ai-je lus dans Épicure ? Oui, ce doit être Épicure qui conseille à l'un de ses jeunes amis : « Je te souhaite un mépris généreux de tout ce que tes parents t’ont souhaité d’abondance. » Départ. Partir. La parturition signifie la rupture du cordon qui relie la mère à l'enfant. Il nous faut quitter nos parents en effet. Et ils ont tous quitté le nid. Soit parce qu’ils en ont reçu l’ordre comme Moïse qui a bravement pris son bâton de pèlerin pour conduire son peuple hors d’Egypte, ou Rama qui a dû troquer son palais pour un abri de feuillages où il vécut avec sa femme et son frère. D’autres choisirent de partir d’eux-mêmes en abandonnant leur royaume comme le prince Siddhârta qui s'est perdu en forêt pour trouver des réponses à ses nombreuses questions, comme Jésus qui a quitté sa bonne ville de Nazareth pour répandre l'amour, comme Paul qui est allé de ville en ville pour annoncer la bonne nouvelle, comme Augustin qui a abandonné Tagaste qu’il aimait tant. Partir, être coupé, car il faut partir pour apprendre. Il faut couper le cordon et être coupé en deux ou en plusieurs morceaux pour apprendre. Celui qui n'a jamais quitté le nid n’a aucune chance de grandir. Il ne passera jamais par le trou de l'aiguille. Celui qui n'a jamais quitté sa maison sera comme le chameau qui regarde le monde avec une horreur stupéfaite sans comprendre que la vie doit être apprivoisée, aplatie et réduite à rien. Les choses de ce monde doivent être amincies comme le souffle, la brume au sommet d'une montagne car rien de solide n'existe ici-bas, pas même les vastes étendues d'eaux glacées qui collent à notre planète par je ne sais quel miracle. Comment se fait-il que nous ne dérivions pas avec les coquillages, les poissons et les algues jusqu’aux confins de la galaxie et jusqu’au fond du cosmos ? Comment pouvons-nous vivre la tête en bas et continuer à respirer, dormir, travailler, prendre le train, écrire ? « Je vous souhaite un mépris généreux de tout ce que vos parents vous ont souhaité d’abondance », redis-je avec Epicure. S'ils veulent que vous poursuiviez le métier de votre père, jetez votre truelle et allez parcourir le monde. S'ils veulent que vous preniez épouse et que vous ayez beaucoup enfants, tournez votre regard vers le Seigneur, rasez-vous la tête et entrez au monastère. S'ils veulent que vous construisiez votre nid dans leur jardin, changez de nom, prenez vos jambes à votre cou et quittez le pays. S'ils veulent que vous fassiez leur orgueil, soyez le poète-vagabond qui trimballe son chevalet jusqu’au désert. Devenez Rimbaud. Devenez Gauguin. Devenez Jack London. Devenez une ombre.
J'aurais pu rester, bien sûr. J'aurais pu. J'aurais épousé un bourgeois. Nous aurions acheté une maison de pierre à deux étages à Bordeaux. Quelque chose de cossu près du parc. Le meilleur endroit. J'aurais eu un chien, peut-être un Yorkshire Terrier, avec un ruban autour du cou, un ruban rouge. J'aurais eu deux enfants peut-être. Une magnifique garde-robe et des dizaines de chaussures. Une maison de vacances à Arcachon. Pendant que mon mari se serait affairé à empiler l'argent, j'aurais pris des amants. Je les aurais aimés de toute mon âme. J’aurais rêvé de m’enfuir avec eux et de recommencer ma vie. Mais ils m'auraient larguée. Sans un mot d’excuse. Ils m’auraient larguée un beau matin comme ils avaient largué les midinettes un peu trop collantes qu’ils avaient plantées avant moi. Oui, j'aurais pu rester. J'aurais fait la fierté de ma mère. Épouser un bon bourgeois, c’est ce dont elle rêvait pour moi.
Mais alors, l'Australie m'aurait manqué. Être restée sourde à l'appel du large aurait été ma blessure secrète. Elle ne m’aurait jamais laissée en paix. J’aurais souffert de la pire des souffrances : le regret, car il est bon de s’avancer vers la mort sans regrets. Mais je n'ai pas été mise en garde. Je n'ai pas été encouragée. Ma bienveillante grand-mère a agi sagement en me laissant libre de partir ou de rester.
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