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  • Photo du rédacteurCatherine Rey

Le troisième sexe


" Isis greffée à un arbre "

Il y a un magazine qui s’empoussière sur mon étagère. Il s’adresse à des jeunes femmes, étudiantes et mères de famille. Il ressemble à 100 idées que je lisais quand j’avais dix-huit ans, mais en plus classe, imprimé sur papier recyclé. On y trouve des recettes de cuisine, des idées pour des travaux d’intérieur, de la déco et des pages jardinage. Et que disent ces articles dont je n’ai lu que les gros titres ? Commençons par les témoignages. « La société a des règles mais certains n’ont pas peur de les briser. » Hum, c’est vrai que la société a des règles… Et alors, celles qui ont brisé les règles imposées, qu’ont-elles osé faire ? Ann a trente et n’a pas honte de vivre chez ses parents. Le suivant (le seul garçon à témoigner) n’a pas fait d’études supérieures, ce qui ne l’a pas empêché de décrocher le métier de ses rêves. Jane n’a jamais passé son permis de conduire mais ça ne lui pose aucun problème. Emilie a eu un enfant alors qu’elle était encore adolescente. Tout le monde le lui déconseillait, mais elle a gardé l’enfant et elle a pu continuer ses études en ligne. Sylvia a demandé à son fiancé de l’épouser sans attendre que ce soit lui qui fasse le premier pas. Impressionnant ces rebelles ! Je me demande s’ils sont représentatifs de la nouvelle génération… Et s’ils le sont, je me dis qu’il y a quand même du souci à se faire pour l’avenir. Feuilletons… D’autres articles me disent que faire des conserves, être une fée du logis, porter un tablier comme celui que portait ma grand-mère avec des petites fleurs, c’est cool. Il n’y a aucune honte à vouloir être un brin passéiste. Il ne faut surtout pas se culpabiliser. Parce que la culpabilité, ce n’est pas bon pour l’épanouissement personnel. En lisant ces articles, je me dis : Tiens, tiens ! J’ai déjà entendu cette chanson-là il y a pas mal de temps… Presque cinquante ans.

Me faire les dents sur un magazine féminin, c’est mesquin, non ? Serais-je devenue cynique, moi qui m’étais juré de ne jamais le devenir ? Peut-être. Voyons… Je me souviens avoir lu ce qu’on appelait « la presse féminine » il y a très longtemps. J’aimais me plonger dans ce monde parallèle comme j’ai souvent vu des femmes le faire, avalant les pages de Elle ou de Marie-Claire avec jubilation. Curieusement, je m’y réfugiais quand je me sentais mal. Une telle lecture me permettait de « m’évader » comme on disait. Il y avait de magnifiques photos de chaussures ou de manteaux qui me faisaient rêver, mais que je n’ai jamais eu les moyens de m’acheter. Tous les printemps, on nous conseillait de retrouver la ligne pour être belle dans notre bikini. L’été approchait. Il était temps de commencer un régime. Tous les hivers, on nous persuadait qu’il fallait acheter des crèmes anticellulite, des pulls en cachemire, des canapés magnifiques pour se lover au coin du feu et il fallait se payer une escapade dans un pays chaud. Il me semblait que tous les rêves que je portais en moi pouvaient être accomplis. Je pouvais avoir des enfants, décrocher le métier de mes rêves, faire le tour du monde à la voile, escalader l’Everest, cuisiner de bons petits plats, maigrir pour être belle sur la plage dans mon bikini, avoir une jolie maison, un canapé, partir en vacances en Egypte, acheter une maison dans un beau village, faire mes confitures, acheter des pulls en cachemire et m’accorder du plaisir -de temps en temps- si je m’ennuyais dans mon couple. Cinquante ans plus tard, que me chante-t-on ? En gros, la même chanson. Une femme peut être jolie et épanouie et travailler et aller faire le tour du monde à la voile et avoir des enfants et tout le reste, être une fée du logis, elle peut tout faire et tout avoir. Une femme peut aussi briser les règles établies. Il faut l’assumer car assumer sa différence est la preuve d’un caractère bien trempé. Vive la différence !

Sitôt avais-je refermé le magazine que l’illusion se dissipait aussi vite que le brouillard. Ma vie reprenait là où je l’avais laissée. J’étais étudiante. Je n’avais pas d’argent. Je ne mangeais pas toujours à ma faim. Sur les bancs de la faculté, je côtoyais celles et ceux qui sortaient de bons milieux bourgeois. Ma différence me sautait aux yeux. Elle me faisait mal. Elle me faisait honte. Car ma vie n’était pas celle qu’on me vendait dans Marie-Claire. Il régnait dans l’existence la « tyrannie du groupe » ainsi que l’a nommée Hannah Arendt. La société, la famille, le groupe, les autres -ce vaste ensemble qui nous entoure et qui exerce sa pression et son influence sans avoir à dire un seul mot- me faisait comprendre qu’il valait mieux rester dans le rang au lieu d’essayer en sortir. Il était bon pour une jeune fille de ne pas trop se faire remarquer. Briser les règles établies et brandir sa différence ? A y bien réfléchir, mieux valait filer doux. La pression était telle qu’au bout d’un certain temps, toutes les femmes y cédaient en se mariant. Celles qui avaient commencé des études les abandonnaient pour fonder une famille. C’est ainsi que se passaient les choses à cette époque : les hommes avaient de grandes ambitions et les femmes, de petits rêves. Et le joug de la tradition pesait plus puissamment sur nous. Les femmes.

Peu après s’être mariés, mes jeunes cousines tombaient enceintes. Peu après avoir accouché, elles venaient nous rendre visite pour nous présenter leur dernier né. Elles rayonnaient, heureuses d’avoir été enfin admises dans la grande famille des mères. Ma grand-mère me disait : « Tes cousines respirent la santé et toi, regarde-toi ! Je ne comprends pas pourquoi tu es toujours fatiguée. » Oui, j’avais les traits tirés. Je poursuivais mes études et j’écrivais, ce qui me demandait une somme énorme de travail. Je regardais les femmes s’affairer autour du berceau où babillait un morceau de chair rose qui me laissait indifférente.

Ma différence ? Elle m’a sauté aux yeux quand je suis tombée enceinte à vingt ans. J’ai vite compris à quoi je m’exposais. D’une part, je n’allais pas pouvoir poursuivre mes études et d’autre part, je n’aurais pas de temps pour écrire. Je savais qu’écrire et être mère étaient fondamentalement incompatibles. Demander de l’aide ? Il ne fallait pas y compter. Ma famille avec laquelle j’avais brisé les ponts me faisait payer cher ma rébellion. Ma mère m’avait coupé les vivres. Mon partenaire, qui devint mon mari, était un homme égoïste et pétri de culture traditionnelle. Il n’avait aucune envie de s’occuper d’un enfant. J’ai cherché en catastrophe une clinique où je puisse me faire avorter car la limite des huit semaines légales de grossesse étaient dépassée. Nous étions en 1976. La loi sur le droit à l’avortement venait d’être votée en 1974. Mon médecin, un peu perdu, m’orienta vers le tout nouveau Planning Familial. Une femme sympathique sortit son agenda : elle était désolée. Il me faudrait attendre près de deux semaines avant d’être admise dans une clinique. Bordeaux est une grande ville, mais un seul docteur acceptait de faire des avortements à cette époque. Toutes mes économies ont été englouties dans cette intervention qui se transforma en double intervention. Au soir de la première journée d’hôpital, toutes les jeunes femmes furent renvoyées chez elles, sauf moi et une autre jeune femme, nous dûmes rester en observation. Trois jours après être rentrée chez moi, je fus emmenée en urgence à la clinique après avoir été prise de contractions. La douleur était intense. Personne ne m’avait expliqué qu’il me faudrait repasser sur la table d’opération afin de finir un travail qui n’avait pas pu être complété la première fois. Voilà ce qu’était l’avortement en 1976 quand on avait largement dépassé les délais légaux. Un difficile parcours administratif et surtout, une complète méconnaissance de ce qui s’était passé à l’intérieur de mon corps. L’anesthésiste me fit une humiliante leçon de morale juste avant de me planter son aiguille dans le bras. Et tous les fondamentalismes religieux, quels qu’ils soient, ne me feront jamais considérer cet avortement comme un crime, et je ne suis pas athéiste. Loin de là. Dans mon entourage, personne ne sut rien de cet épisode. Je me rendis à la clinique en catimini. J’en ressortis en catimini.

Ma différence ? Elle m’agaçait quand je me tordais les chevilles sur mes talons trop hauts pour faire comme les autres filles. Ma différence ? Elle me pesait quand les hommes me dévisageaient de la tête aux pieds, exposée à ce qu’on nomme aujourd’hui le « male gaze » : cette manière appuyée de vous regarder ou de vous « déshabiller du regard » autre expression de l’époque. La pire humiliation, je la subis lors des premiers salons du livre où je fus invitée. J’aurais voulu qu’on me voit comme un écrivain et non comme un objet. J’aurais voulu qu’on s’adresse à mon cerveau et non à mon corps. Ma différence ? Je la voyais partout, toujours. Quoi que je fasse, tout me renvoyait à deux choses qui me pesaient : mon statut de femme, et ma condition sociale.

Que me dit encore le magazine ? Eh bien, il me dit que faire des études n’est pas important pour décrocher le « métier de ses rêves ». Pour atténuer la stupidité du propos, ces mots-là sont placés dans la bouche d’un jeune homme. Lui, il a décroché le « métier de ses rêves » en devenant scénariste. Et il en vit ! Pas donné à tout le monde. Il doit être très malin… Ainsi donc, de nos jours, on peut conseiller à une jeune fille – ou un jeune homme- de ne pas faire d’études ? Voyons, feuilletons et découvrons quels sont les métiers de rêve (ici, rien n’est précisé sur la nécessité de faire des études !) ? Eh bien, ce sont des métiers dans la création. J’ai fait ici une petite liste. Au choix : on peut être chanteuse dans un groupe de rock, être artiste-designer, photographe, créatrice de mode ou pâtissière. Et bien sûr, ce genre d’activité vous assurera l’autonomie financière dont chaque femme a besoin pour exister et payer ses factures. Vraiment ? Oui, car les ambitions qu’on porte en soi se réalisent toujours si elles nous tiennent vraiment à cœur. Ah bon ? Voyons, examinons un peu la situation. Les rêves ? Mes lectures m’ont appris qu’ils deviennent réalité s’ils sont portés par mon environnement socio-économique. Ce n’est pas si je veux, mais si je peux ainsi que nous l’a montré la sociologie : toujours un peu déprimante, la sociologie, mais efficace pour dissiper les illusions. Et je peux en fonction de ce qu’on pense autour de moi, si je viens du bon milieu (classe sociale aisée et éduquée) et si l’égalité des chances et les études supérieures - pour une fille - sont valorisées ou non. Nous portons des rêves, certes, et pourtant, les mener à leur terme nécessite beaucoup de facteurs favorables, y compris une féroce confiance en soi ou un sérieux « killer’s instinct » comme l’appelait l’un de nos professeurs d’anglais en nous montrant les dents, « killer’s instinct » insufflé par les mères aussi bien que les pères.

Conclusion : il est essentiel de faire des études et si possible, des études supérieures, surtout pour une fille. Citerai-je ma grand-mère ici ? Alors que je traversais une période difficile au cours de laquelle j’avais fugué de chez moi et abandonné mes études, c’est elle, une femme âgée quatre-vingt-dix ans, née en 1897, oui, à la fin du 19ème siècle, c’est elle qui n’avait que son certificat d’études qui me supplia de retourner à l’université et de continuer jusqu’à ce que j’aie décroché mon concours. Un conseil que je suivis, et qui me sauva la mise.

Je ne me souviens plus du prénom de cette femme avec laquelle j’avais sympathisé quand elle travaillait à l’Armée du Salut de mon village. Nous parlions souvent. Elle m’a dit un jour : « Ma mère me disait : Tu peux faire tout ce que tu veux dans la vie si tu le veux. Mon père était chanteur, toujours sur les routes. Il ne s’est pas occupé de nous. Et moi, regarde-moi. Est-ce que ma mère avait conscience de ce qu’elle me disait ? J’ai été mariée et j’ai divorcé. Voilà le travail ! Je bosse à l’armée du salut deux jours par semaine. Tu parles d’une réussite ! » Elle dit ça en riant, parce qu’elle sait qu’elle a raison et qu’il n’y a rien à faire contre la fatalité et qu’il vaut mieux en rire.

C’est fort lentement que j’ai pris conscience de la manipulation dont j’étais l’objet. Tant que je suis restée dans mon pré carré, j’étais somme toute contente de mon sort. C’est quand je me suis enfuie de mon enclos, quand j’ai commencé à vouloir briser les règles du jeu et assumer ma différence que le groupe a montré les dents et sorti les couteaux. Nous nous construisons de manière empirique, c’est-à-dire par l’expérience, et les prises de conscience ne nous sont pas données par magie un beau matin. Sortir de la caverne de Platon, celle dans laquelle nous sommes tous enfermés, jouets de nos illusions, est une démarche ardue et elle se fait lentement. Ce furent les lectures qui m’ouvrirent les yeux. L’essai de Anne-Marie Lugan Gardignan sur la presse féminine : Femme-femmes sur papier glacé publié initialement par Maspero en 1974 me fit prendre du recul avec les magazines et leurs mensonges. Le travail d’Elizabeth Badinter L’Amour en plus publié en 1981 fut un choc. Je ne le découvris que quelques années plus tard grâce à une amie. Oui, ce fut une vraie révélation, surtout pour moi. En s’appuyant sur une étude historique documentée, l’auteur démontrait que le soi-disant instinct maternel n’existait pas. Cet instinct inné chez la femme qui la pousserait à vouloir des enfants est un mythe. A partir du 18ème siècle, pour des raisons économiques et démographiques, la pression fut mise sur la femme en valorisant son rôle de mère. La société avait besoin de bras pour le travail, et de soldats pour la guerre. L’idée de l’instinct maternel a été reprise et soutenue par Freud. Peu la contestent aujourd’hui. En conséquence, la femme qui refuse d’avoir des enfants est regardée par la société comme « méchante » ou « mentalement malade. » Oui, je le sais. Grâce à la lecture de La Domination masculine de Pierre Bourdieu, j’appris comment fonctionnait la stratégie de domination des hommes sur les femmes. Il y avait divers types de patrimoines : un patrimoine financier mais aussi intellectuel. Les grandes écoles réservées aux élites aisées engendrent des élites aisées. Patrimoines financier et intellectuel se transmettent de génération en génération et ceux qui n’ont aucun patrimoine, ni financier ni intellectuel, se retrouvent sans rien. Le nez dans le ruisseau. Et ce n’est pas toujours la faute à Rousseau ! J’ajouterai que les filles héritent d’un autre type de patrimoine fait d’expérience et de liberté. Similaire au patrimoine intellectuel, il est constitué par l’ensemble des valeurs qui nous sont transmises par nos mères : c’est souvent quelque chose d’impalpable, une atmosphère familiale, car les principes ne sont pas toujours verbalement explicités par de grands discours. Et parmi ces principes, il y a ceux qui reflètent des valeurs féministes. Non pas féminines, mais féministes. Et ces valeurs sont incarnées par les choix de vie de nos mères et de nos grands-mères. Les filles de mères libres - c’est-à-dire celles qui ont été autonomes intellectuellement, celles qui n’ont jamais dépendu financièrement ni d’un père ni d’un mari, celles qui se sont arrachées au carcan d’un mariage malheureux en divorçant, celles qui ont refusé la culture traditionnelle de leur pays d’origine, celles qui n’ont pas eu peur d’avorter quelles que soient les conséquences juridiques de leurs choix - ont plus de chances d’être libérées.

Mais c’est le jour où je me suis heurtée de plein fouet au plafond de verre du milieu littéraire parisien, machiste et fier de l’être, que j’ai vraiment fait l’expérience de ma différence. Jusque-là, le plafond de verre était un mythe. Une légende, qui sait ? Et puis un jour, j’ai cru que je pouvais le traverser. Et là, j’ai compris qu’il existait et qu’il était aussi dur que le béton. Vous le saviez qu’il n’y a que douze femmes qui ont reçu le prix Goncourt depuis sa création en 1892 ? Il en va de même pour les autres prix, qui sont décernés en écrasante majorité (quel euphémisme !) aux hommes. Les jurés du Renaudot sont nommés à vie. C’est un monde d’hommes où règnent les jalousies, la mesquinerie et les conflits d’intérêt. Un ami crut bon de m’expliquer un jour que les hommes publiaient plus que les femmes, ce qui justifiait une telle disparité. Faux. Les éditeurs reçoivent autant de manuscrits d’hommes que de femmes. Les hommes vendent mieux, c’est tout. Surtout quand il s’agit d’un prix littéraire. Le New York Times est l’un des rares journaux à dénoncer les tours de passe-passe orchestrés au sein des prix littéraires français. Pour contrer ce système, de nouveaux prix ont été mis en place ces dernières années, listes dans lesquelles la parité est respectée. Mais l’on risque de retomber dans le même piège : la discrimination positive donnera une couronne de lauriers aux femmes. C’est bien, je m’en réjouis, mais une fois encore, la qualité du texte et l’intelligence de son propos (que le livre ait été écrit par un homme ou femme) passera à la trappe et le label écrit par une femme risque d’être récupéré pour des motifs de pur marketing. Les prix. Paris. Je ne m’attarderai pas sur ce triste épisode de ma vie. Je ne m’y attarderai pas, car d’y repenser me fait toujours mal, même si les années ont passé. Tout auteur qui a été le pantin dans ce jeu odieux, en est sorti blessé. Paris est un monde en soi. L’on passe vite pour paranoïaque, rancunier, envieux ou carrément fou aux yeux du commun des mortels lorsqu’on commence à vouloir expliquer cet imbroglio. Jusqu’à quand durera un tel scandale qui s’observe non seulement dans le mépris des femmes-écrivains mais aussi dans la distribution des grands prix entre quelques maisons ? Toujours les mêmes.

Personne ne choisit son destin. La vérité, c’est que nous essayons d’échapper au pire. J’emprunterai le titre du célèbre essai de Noam Chomsky La fabrique du conformisme, une formule elle-même empruntée à Walter Lippmann, pour désigner la fabrique de la femme. C’est une tyrannie du groupe qui s’exerce par la pression sociale. Est-ce qu’on la voit, cette pression ? Non. Est-ce qu’on en a toujours conscience ? Non. Mais elle est là. Elle plane, elle condamne en douce tout écart de comportement. Elle compare, elle juge, elle exclut. Elle se moque. Un certain modèle de femme perdure grâce à la presse féminine, aux publicitaires, à la télévision, aux réseaux sociaux. Est-ce qu’on a toujours le recul nécessaire pour parer au danger que représentent de telles lectures ou de telles images ? Non, car le message nous atteint souvent dans un moment de vulnérabilité, donc de crédulité. En relisant un numéro de 2008 de Manière de voir qui a pour titre : La Fabrique du conformisme, je redécouvre avec plaisir beaucoup de penseurs oubliés par la marche de l’histoire. Je suis aussi atterrée par la manière dont la fabrique du conformisme a réussi à développer beaucoup de nouvelles armes en l’espace de quatorze ans pour nous coloniser. « Standardisation des produits, homogénéisation des comportements, nivellement des valeurs, appauvrissement de la pensée » écrivait le père de l’école de Francfort, Theodor Adorno qui dénonçait déjà la « culture médiatique » et l’aliénation des consciences en 1944. Que dirait-il aujourd’hui en constatant que les méthodes pour fabriquer un nouveau conformisme se sont subtilement démultipliées ? Aucune brutalité, aucun lavage de cerveau ou de camp de rééducation, aucune prison, aucune déportation, aucun Goulag, mais une lente aliénation de l’être par une persuasion soft, exercée de l’intérieur, faite d’images stéréotypes, constante et répétitive, de messages clichés, simples, facilement assimilables, facilement reproductibles, une aliénation de chacun et de chacune à son Smart Phone ou à son écran télé qui l’abreuve d’un flux constant pour le rendre dépendant de cette nourriture virtuelle et mensongère, aussi dépendant que le drogué est accro à sa poudre, c’est-à-dire que son esprit est colonisé du matin au soir, l’empêchant de réfléchir – ou de faire- quoi que ce soit d’autre.

J’avais des idoles quand j’avais quinze ans. Il y avait Joan Baez qui chantait l’amour et la paix. Il y avait Françoise Hardy et Jane Birkin, de longues filles androgynes qui étaient les beaux fruits de la révolution de mai 1968 de laquelle avait émergé un autre type de femme loin des canons traditionnels de la belle blonde voluptueuse. Et c’est à elles que nous voulions ressembler, elles qui étaient si différentes de nos mères. Elles qui étaient si modernes. Si cools. Il y avait Jane Fonda qui nous initiait à l’aérobic. Un soir, je l’ai assumée de manière bien maladroite ma différence : lors de ma première soirée littéraire à Paris dans le quartier latin, une sortie qui marquait mes débuts d’écrivain et ma première publication, je me suis vêtue d’un costume-cravate. J’ai rencontré mes pairs ce soir-là. La pièce était noire de monde. Nous n’étions que deux femmes-écrivains dans cette foule. Mais j’avais ma cravate car, ainsi que je l’ai compris plus tard, bien des années plus tard, j’aurais voulu être née d’un autre sexe. Non pas un homme, non. Femme, oui, mais je me sentais appartenir à un troisième sexe, entre homme et femme. Simone de Beauvoir avait parlé du deuxième sexe, et moi, je sentais que j’appartenais au troisième sexe. Le sexe de celles qui n’ont jamais joué à la poupée, de celles qui n’aiment ni les talons hauts ni les robes, de celles qui n’ont jamais voulu être mère. J’avais les ambitions d’un homme. Je voulais vivre comme un homme. Je voulais être écrivain comme un homme -il y avait encore peu de femmes écrivains, de vrais écrivains, à cette époque. Mais être femme, avoir des enfants, faire des confitures, être une fée du logis, je ne le voulais pas. J’étais du troisième sexe et j’ai continué de vivre dans cet entre-deux avec l’impression désagréable de porter un masque toute ma vie.

Les grandes voix du féminisme se sont tues. Elles ont vieilli et laissé la place à d’autres, plus jeunes, plus dynamiques. Ce sont de jeunes voix qui ont du mal à se faire entendre, des voix dont les propos sont déformés dans les médias, des jeunes femmes qui sont victimes d’insultes dégradantes sur les réseaux sociaux. La femme d’aujourd’hui est une femme à laquelle on continue de dire qu’elle n’a toujours pas trouvé sa place, entre gentille petite fille et fausse révoltée qui-fait-ce-qu’elle-veut-de-son-corps, mais qui continuera de croire dur comme fer qu’il faut harponner un mari avant d’avoir passé fleur et faire un enfant pour accomplir son destin de femme. En un mot, le féminisme est vu comme une lutte dépassée. Il y a des choses plus graves sur terre, les guerres ou la crise économique. Le féminisme n’est plus à l’ordre du jour.

Sur la plage, une enfant construit un château de sable. La marée monte. L’enfant s’agite, creuse le sable autour du château. Mais la marée monte et le château s’effondre. Malgré tant d’efforts, la construction disparaît. C’est ainsi que je vois la lutte des femmes. A l’échelle de l’histoire de l’humanité, la conquête des droits des femmes est très récente. Elle ne date que d’hier, voici pourquoi elle doit continuer d’exister. Le féminisme n’est pas une lutte passéiste, égoïste, agressive, rancunière. Ce n’est pas une guerre contre les hommes. Il ne s’agit pas de vouloir prendre leur place coute que coute afin d’inverser le modèle ancien. La lutte des femmes est un idéal humaniste, une lutte pour plus de justice sociale, plus d’égalité, plus de compréhension et de partage affectif et intellectuel entre les hommes et les femmes. Mais chaque génération doit refaire le parcours, car les lois se font et se défont. Rien n’est gravé dans le marbre ainsi que le rappelle la championne américaine de tennis Billie Jean King, âgée aujourd’hui de 79 ans, dans une interview brillante d’humour et d’intelligence qu’elle a récemment accordée à la BBC. Billie Jean King fut la seule femme au monde qui ait joué contre un homme, et gagné le match. C’était en 1973. Elle sait de quoi elle parle. Elle qui ne voulait pas qu’on la remarque pour sa « beauté » mais pour ses performances. Ses performances uniquement. L’histoire est toujours à redire et à refaire. « Connaître son histoire, c’est se connaître, » dit Billie Jean King. Et que faut-il savoir ? Tout. Il faut tout savoir du passé. L’histoire des premières luttes de femmes afin d’avoir le droit de vote. La longue lutte pour le droit à l’avortement, droit qui risque d’être annulé dans la moitié des Etats-Unis. Les avancées si lentes pour la lutte contre les violences conjugales, visibles et invisibles. Le refus des autorités de l’église catholique et anglicane de voir des femmes prêtres. La lutte pour l’égalité des salaires, égalité que Billie Jean King a imposée à force de volonté dans le monde du tennis féminin.

Combien de femmes ai-je vues dont la vie a basculé ? Elles sont entrées avec enthousiasme dans le moule sans savoir qu’il allait les briser, les broyer, les déshumaniser. Leur créativité a été écrasée. Leur temps leur a été volé. Leur corps a été colonisé. On les a assignées à la charge d’élever les enfants et de s’occuper des parents âgés. Elles ont été forcées d’arrêter leurs études. Elles n’ont jamais repris la route de l’université. Une fois enceintes, elles furent chassées de leur village ou de leur famille, taxées du méchant nom de « fille-mère ». Elles furent contraintes d’avoir les enfants qu’elles ne voulaient pas, culpabilisées pour ne pas avoir eu d’enfant, coupables de ne pas être de bonnes mères, coupables de ne pas avoir d’instinct maternel, silencieusement coupables de vouloir quitter leur époux, silencieusement malheureuses de ne pas être heureuses. Et une fois divorcées, ce furent encore elles qui eurent la charge des jeunes enfants devenus adolescents, et des adolescents devenus adultes. Et les pères ? Où sont les pères dont ces enfants avaient besoin pour grandir ? Leurs mères leur avaient pourtant donné les recettes du bonheur domestique. Sois une fée du logis, ma fille, fais plaisir à ton mari et tais-toi. Mais la vie leur a vendu du vent.

Citerai-je ici un éditeur dont je tairai le nom : il est assis face à moi. Il élimine des pages « féministes » d’un de mes manuscrits et me fait remarquer en voyant ma colère gronder que ces pages sont inutiles. « Mais on sait déjà tout ça, me lance-t-il. Toutes ces choses ont déjà été dites ailleurs. » ? Je n’ai pas eu le dernier mot. Les précieuses pages qui parlaient d’expériences, celle de ma mère, de ma grand-mère et de la mienne, de nos combats et de nos aliénations, ont bel et bien été éliminées.

Je rêve de voir naître de nouvelles Christine de Pisan, Germaine Tillion, Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel, Rosa Luxembourg, Susan Sontag, Flora Tristan, Louise Michel, Doris Lessing, Gisèle Halimi, Ruth Bader Ginsburg. Je remercie toutes celles qui m’ont aidée à jeter la lumière sur ce qui se tramait dans mon dos à commencer par Antoine Fouque, la fondatrice des Editions des Femmes, ainsi que Françoise Héritier, Michèle Perrot, Germaine Greer, Naomi Woolf, Mona Chollet, Elizabeth Badinter, Gisèle Halimi, Benoîte Groult, Yvette Roudy, et tant d’autres. Tant d’autres.

Je rêve qu’un jour, il n’y ait plus d’éditeur qui nous disent avec hauteur : « Mais on sait déjà tout ça. Toutes ces choses ont déjà été dites ailleurs. » Car il faut dire et redire. La société oublie, les hommes oublient, surtout ceux qui ont le pouvoir et qui ne sont pas prêts à le partager. Et ils sont les premiers à vouloir oublier.


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