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Texte paru dans la revue en ligne Secousse #26 dans le cadre de l'enquête " Le style est-il de droite " proposée suite à l'attribution du Prix Nobel de littérature 2023 à Annie Ernaux. Le style est-il de droite ? La question est assez amusante. À la vérité, le style n’est pas plus de droite que le foie gras est de droite, et que les rillettes sont de gauche. Le style d’un écrivain ne reflète ni sa condition sociale ni ses opinions politiques. Pourquoi ? Parce que le style n’a rien de spontané. Il est le fruit d’une réflexion. Le style obéit aux codes de bonne conduite langagière appris en famille, à l’école puis à l’université. C’est le passeport vers le pays du bien écrire qui permettra une fois la frontière franchie d’être accepté dans la catégorie des vrais auteurs, ceux qui savent bien écrire justement parce qu’ils ont du style. En outre, les écrivains ont généralement fait des études, souvent littéraires -et s’ils n’ont pas étudié les Lettres, ce sont de grands lecteurs, une qualité qui vaut tous les diplômes. Il semble donc peu probable qu’un écrivain digne de ce nom ne se soit jamais posé la question du style.

 

Si le style n’est qu’un élément de surface, l’écrivain s’exprime en revanche à partir d’un noyau intime, une sorte d’ADN qui est sa véritable identité et dont les manifestations émergent de temps à autre dans son style, et qui parfois le trahissent. Dans ce code génétique se combinent de nombreux éléments où se trouvent non seulement l’influence des auteurs qui ont formé sa pensée, mais aussi son milieu d’origine, la langue qu’on y parlait (français classique, mauvais français, patois, créole, etc…), son lieu de naissance (Paris, province française, pays étranger, etc…), le métier qu’il exerce, le lieu où il est au moment où il écrit (Paris, Cergy, province française, pays étranger, prison, camp de détention, etc…), ses préjugés de classe, sa place c’est-à-dire sa position dans la société, sa place dans le milieu littéraire, son âge, s’il a été témoin des grands tournants historiques du siècle dernier (Seconde guerre mondiale, guerre d’Algérie, Mai 68, etc…), son genre (femme ou homme), ses dispositions ou non à la vie spirituelle, sa religion, et j’ajouterai son orientation sexuelle. Cet agrégat d’éléments dont la liste est loin d’être exhaustive constitue le noyau originel d’où s’énonce la pensée d’un auteur car l’écrivain est certes un animal solitaire, mais c’est aussi un être humain qui n’est qu’une petite partie d’un grand tout. Il vient de quelque part, c’est-à-dire qu’il écrit à partir d’un lieu précis même s’il n’en a pas conscience.

 

L’attribution du Prix Nobel de Littérature à Annie Ernaux a fait l’objet d’une polémique. On critique l’auteur pour son « écriture plate ». De telles critiques émanent de ceux qui ne l’ont visiblement pas lue. La maîtrise de son style, la tenue de son propos, le choix et la précision de son vocabulaire, la construction de ses livres où il n’y a jamais de temps mort ; tout y est parfait. On a dit de cette polémique -qui a éclaté en France- qu’elle était sexiste. Et si elle n’était rien d’autre qu’une querelle de classe ? Ce que je crois volontiers. La citadelle Littérature a traditionnellement été habitée par des aristocrates et des bourgeois qui avaient assez de rentes pour s’accorder le temps de penser et d’écrire. Il va sans dire que ce beau monde, presque exclusivement parisien, était masculin. Les femmes ont fait figure d’exception jusqu’à une époque très récente. Ces auteurs écrivaient donc à partir d’une position de « surplomb » - pour reprendre l’expression de Marie-Hélène Lafon- lorsqu’il s’agissait de décrire non seulement les femmes, mais aussi la classe ouvrière ou paysanne, le monde des journaliers, des chômeurs, des gens de la rue, des marginaux ou des immigrés.

 

Or il se trouve que depuis quelques décennies, un bataillon de gens de peu, souvent des petits provinciaux dont beaucoup habitent toujours la province, sont entrés dans la citadelle Littérature. Ce sont des femmes et des hommes qu’on nomme aujourd’hui des transfuges de classe, disons des rescapés du monde d’en bas. Ni leur père ni leur mère n’était Conseiller culturel à l’Elysée ou patron d’usine. Ils viennent d’un milieu de paysans, d’immigrés, de réfugiés politiques, d’ouvriers d’usine, de petits commerçants, d’instituteurs ou de professeurs. Ces auteurs-ci ont développé leur curiosité intellectuelle -et sont devenus conséquemment écrivains, grâce à l’école et grâce à la lecture. Ils sont dans l’impossibilité de parler d’une « position de surplomb » parce que cette position-là, ils ne l’ont tout simplement jamais occupée.

 

Que nous disent ces auteurs ? Ils nous disent que nous sommes entrés dans une nouvelle « ère du soupçon ». En 1956, Nathalie Sarraute soupçonnait les auteurs qui s’évertuaient à écrire comme Balzac car les temps avaient changé. Il était impossible désormais d’ignorer l’influence de Joyce, de Proust ou de Freud. À leur tour, les nouveaux auteurs nous disent que les temps ont changé. Nous sommes entrés dans une seconde ère du soupçon grâce aux penseurs de la modernité comme Susan Sontag, Judith Butler, Pierre Bourdieu ou Michel Serres. Cette nouvelle littérature, une narration nonfictionnelle basée sur la vie de l’auteur, jette un regard neuf sur la société en nous parlant de « vies minuscules » ainsi que les appelle Pierre Michon. On y découvre le quotidien d’un garçon de ferme ou d’un patron de café. On y devine les difficultés rencontrées par un jeune homosexuel dans un milieu qui le rejette. On y apprend à quel point la passion amoureuse peut nous grandir ou nous avilir. On nous rappelle les difficultés qu’une femme rencontrait lorsqu’elle voulait avorter. On nous remémore les préjugés de classe qui stigmatisaient une divorcée, les obstacles qu’une femme devait surmonter quand elle voulait s’affranchir de son milieu où elle était condamnée à être mère au foyer ou destinée à travailler en usine comme sa mère et sa grand-mère avant elle. On nous dit l’histoire de toutes celles qui ont été marginalisées ou ridiculisées par le milieu littéraire parce qu’elles n’étaient que des femmes. Ces œuvres adoptent de nouveaux dispositifs narratifs : le fragment, le journal intime, le récit bref, la description de photos. Leurs auteurs utilisent les outils de la sociologie. C’est une littérature du moi sans nombrilisme car elle parle à tout le monde et sa visée est universelle. L’auteur ne renie plus rien de ce qui l’a formé ; il puise directement dans son noyau originel, ce code génétique qui le constitue.

 

Il y a certes beaucoup d’auteurs qui se plaisent encore à dissimuler leur origine par pudeur, ou pour échapper aux quolibets ; et en effet, rien ne vaut le beau style d’une langue décorative pour se faire accepter dans le sérail. Quand l’on désapprouve l’affaiblissement du style de certains romans contemporains rédigés dans une langue pauvre, on a raison. La nouvelle littérature dont je parle est différente. Elle adopte volontairement le style d’un langage qui revendique son origine sociale et géographique en employant ses mots, ses expressions, ses régionalismes, ses registres de langue, car elle dit le monde d’en bas avec les mots d’en bas. Dans La place par exemple, les expressions du père de Annie Ernaux sont imprimées en italique, sans commentaires. L’auteur refuse de « prendre le parti de l’art » dans un style qui trahirait la classe à laquelle son père appartenait. Elle écrit sans fioritures. Sans folklore. Et sans la fameuse petite musique qui est la marque de la fiction traditionnelle.

 

Par bonheur, la littérature contemporaine qui se moque des normes du beau style nous parle car elle fait acte d’humilité et d’humanité afin de regarder son prochain sans mépris, sans haine et sans sexisme. Si elle a de l’humour, elle n’est jamais cynique. Elle vient de la marge et s’écrit dans la marge. Elle ne sera sans doute jamais digne de l’Académie Française. Peu importe ! Elle nous parle, car elle sonne juste. Le livre n’est plus une coquille vide dont l’élégance du style cache la misère du propos. On m’objectera qu’elle n’est rien d’autre que le fruit d’une époque ! C’est faux. Elle reflète l’adéquation d’un style à son époque : elle est souvent ramassée, dépouillée, rythmée. Son ancêtre a certainement été Marguerite Duras. Et puis sont venus Albertine Sarrazin, Violette Leduc, Christiane Rochefort, Pierre Michon, Jean Rouaud, Annie Ernaux, Lydie Salvayre, Catherine Poulain, Marie-Hélène Lafon, et tant d’autres excellents auteurs. Beaucoup de femmes dans ma liste, me direz-vous. Oui, c’est vrai. J’aime la littérature des femmes. Elle est culotée, différente, authentique. Elle assume ce qu’elle écrit.

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