
Le troisième sexe
Il y a un magazine qui s’empoussière depuis cinq ans sur mon étagère. J’en ai oublié le contenu. Curieuse, je le feuillette. Il s’adresse à des jeunes femmes, étudiantes et mères de famille à en juger par le courrier des lectrices. Il ressemble à 100 idées que je lisais quand j’avais dix-huit ans, mais en plus classe, imprimé sur papier recyclé. On y trouve des pages déco, des recettes de cuisine, des idées pour des travaux d’intérieur et des pages jardinage. Et que disent ces articles dont je n’ai lu que les gros titres ? Commençons par les témoignages. « La société a des règles mais certains n’ont pas peur de les briser. » Hum, ils n’ont pas tort. C’est vrai que la société a des règles… Et alors, celles qui ont brisé les règles imposées, qu’ont-elles osé faire ? N°1 a trente et n’a pas honte de vivre chez ses parents. Le suivant (le seul il dans tout l’article) n’a pas fait d’études supérieure, ce qui ne l’a pas empêché de décrocher le travail de ses rêves. N°3 n’a jamais passé son permis de conduire mais ça ne lui pose aucun problème. N°4 a eu un enfant alors qu’elle était encore très jeune, mais elle a pu continuer ses études en ligne. N°5 a demandé à son fiancé de l’épouser sans attendre que ce soit lui qui fasse le premier pas. Impressionnant ces briseurs de règles ! Je me demande s’ils sont représentatifs de la nouvelle génération… S’ils le sont, je me dis qu’il y a quand même du souci à se faire pour l’avenir. Passons... Feuilletons… J’apprends plus loin que faire des conserves, s’occuper de sa maison, être une fée du logis, porter un tablier comme celui de votre grand-mère avec des petites fleurs, c’est cool. Il n’y a aucune honte à vouloir être comme avant. Il ne faut surtout pas se culpabiliser. Parce que la culpabilité, ce n’est pas bon pour l’épanouissement personnel. En lisant ces articles, je me dis : Tiens, tiens ! J’ai déjà entendu cette chanson-là il y a pas mal de temps… Presque cinquante ans.
Me faire les dents sur un magazine un brin nostalgique et qui ne s’en cache pas, c’est mesquin, non ? Serais-je devenue cynique, moi qui m’étais juré de ne jamais le devenir ? Peut-être. Voyons… Je me souviens avoir lu ce qu’on appelait « la presse féminine » il y a très longtemps. J’aimais me plonger dans ce monde parallèle comme j’ai souvent vu des femmes le faire, avalant les pages de Elle ou de Marie-Claire avec jubilation. Curieusement, je m’y réfugiais quand je me sentais mal. Une telle lecture me permettait de « m’évader » comme on disait. Il y avait de magnifiques photos de chaussures ou de manteaux qui me faisaient rêver, mais que je n’ai jamais eu les moyens de m’acheter. Tous les printemps, on nous conseillait de retrouver la ligne pour être belle dans notre bikini. L’été approchait. Il était temps de commencer un régime. Tous les hivers, on essayait de nous vendre autre chose : des crèmes pour la cellulite, des pulls en cachemire, des voyages dans les pays chauds, des canapés magnifiques pour se lover au coin du feu. A cette lecture, il me semblait que tous les rêves que je portais en moi pouvaient être accomplis. Je pouvais avoir des enfants, décrocher un métier de rêve, faire le tour du monde à la voile, escalader l’Everest, cuisiner de bons petits plats à mon mari, maigrir pour être belle sur la plage dans mon bikini, avoir une jolie maison, des canapés, des savons parfumés, partir en vacances en Egypte, acheter une maison dans un beau village, faire mes confitures, acheter des pulls en cachemire et m’accorder du plaisir de temps en temps si je m’ennuyais dans mon couple. Cinquante ans plus tard, que me chante-t-on ? En gros, la même chanson. Une femme peut être jolie et épanouie et travailler et aller faire le tour du monde à la voile et avoir des enfants et tout le reste, être une fée du logis, elle peut tout faire et tout avoir. Une femme peut aussi briser les règles établies. Il faut l’assumer car assumer sa différence est la preuve d’un caractère bien trempé. Vive la différence !
Sitôt avais-je refermé le magazine que l’illusion se dissipait comme un mirage. Ma vie reprenait là où je l’avais laissée. J’étais étudiante. Je n’avais pas d’argent et je ne mangeais pas toujours à ma faim. A l’université, je côtoyais celles et ceux qui sortaient de bons milieux bourgeois. Ma différence me sautait aux yeux. Elle me faisait mal. Elle me faisait honte. Car ma vie n’était pas celle qu’on me vendait dans Marie-Claire. Il régnait dans l’existence la « tyrannie du groupe » ainsi que l’a nommée Hannah Arendt. La société, la famille, la horde, les autres -ce vaste ensemble qui nous entoure et qui exerce sa pression et son influence sans avoir à dire un seul mot- me faisait comprendre qu’il valait mieux rester dans le rang au lieu de vouloir en sortir. Il était bon pour une jeune fille de ne pas trop se faire remarquer. Briser les règles établies et brandir sa différence ? A y bien réfléchir, mieux valait filer doux et rester dans le rang. La pression était telle à qu’au bout d’un certain temps, toutes les femmes y cédaient en se mariant. Celles qui avaient commencé des études les abandonnaient pour fonder une famille. Car le joug de la tradition pesait plus puissamment sur nous. Les femmes.
Peu après s’être mariés, mes cousines tombaient enceintes. Peu après avoir accouché, elles venaient nous rendre visite pour nous présenter leur dernier né. Elles rayonnaient, heureuses d’être enfin mères. Ma grand-mère me disait : « Tes cousines respirent la santé et toi, regarde-toi ! Je ne comprends pas pourquoi tu es toujours fatiguée. » Oui, j’avais les traits tirés. Je poursuivais de longues études et j’écrivais, ce qui me demandait une somme énorme de travail. Je regardais les enfants de mes cousines babiller dans leur berceau, indifférente devant ces morceaux de chair rose.
Ma différence ? Elle m’a sauté aux yeux quand je suis tombée enceinte à mon tour à dix-neuf ans. J’ai vite compris à quoi je m’exposais. D’une part, je n’allais pas pouvoir poursuivre mes études et d’autre part, je n’aurais pas de temps pour écrire. Je savais qu’écrire et être mère étaient fondamentalement incompatibles. De l’aide ? Il ne fallait pas y compter. Ma famille avec laquelle j’avais brisé les ponts me faisait payer cher ma rébellion. Ma mère m’avait coupé les vivres. Mon partenaire, qui devint mon mari, était un homme traditionnel qui n’avait aucune envie de s’occuper d’un enfant. J’ai cherché en catastrophe une clinique où je puisse me faire avorter car la limite des huit semaines légales de grossesse étaient dépassées. Nous étions en 1975. La loi sur le droit à l’avortement venait d’être votée en 1974. Mon médecin, un peu perdu, m’orienta vers le tout nouveau Planning Familial. Une femme fort sympathique sortit son agenda : elle était désolée. Il me faudrait attendre près de deux semaines avant d’être admise dans une clinique. Bordeaux est une grande ville, mais un seul docteur acceptait de faire des avortements à cette époque. Toutes mes économies ont été englouties dans cette intervention qui se transforma en double intervention. Au soir de la première journée d’hôpital, toutes les jeunes femmes furent renvoyées chez elle sauf moi qui dus rester en observation. Trois jours après être rentrée chez moi, je fus emmenée en urgence à la clinique après avoir été prise de contractions. Personne ne m’avait expliqué en termes clairs et précis qu’il me faudrait repasser sur la table d’opération afin de finir un travail qui n’avait pas pu être complété la première fois. Voilà ce qu’était l’avortement en 1975 quand on avait largement dépassé les délais légaux. Un difficile parcours du combattant et une idée très vague, et qui le resta, de ce qui s’était passé à l’intérieur de mon corps. L’anesthésiste me fit une humiliante leçon de morale juste avant de me planter son aiguille dans le bras. Et toutes les religions du monde ne me feront jamais considérer cet avortement comme un crime, et je ne suis pas athéiste. Dans mon entourage, personne ne sut rien de cet épisode. Je me rendis à la clinique en catimini. J’en ressortis en catimini.
Ma différence ? Elle m’agaçait quand je me tordais les chevilles en voulant porter des talons trop hauts pour faire comme les autres filles. Ma différence ? Elle me pesait quand les hommes me dévisageaient de la tête aux pieds, exposée à ce qu’on nomme aujourd’hui le « male gaze » : cette manière appuyée de vous regarder ou de vous « déshabiller du regard » autre expression de l’époque. La pire humiliation, je la subis lors des premiers salons du livre où je fus invitée. J’aurais voulu qu’on me voit comme un écrivain et non comme une femme-objet. J’aurais voulu qu’on s’adresse à mon cerveau et non à mon corps. Ma différence ? Je la voyais partout, toujours. Quoi que je fasse, tout ne renvoyait à deux choses qui me pesaient : mon statut de femme, et ma condition sociale.
Que me dit encore le magazine ? Eh bien, il me dit que faire des études n’est pas important pour décrocher un « métier de rêve ». Pour atténuer la stupidité du propos, ces mots-là sont placés dans la bouche d’un jeune homme. Lui, il a décroché son « métier de rêve » en devenant scénariste. Et il en vit ! Pas donné à tout le monde. Il doit être très malin… Ainsi donc, de nos jours, on peut conseiller à une jeune fille – ou un jeune homme- de ne pas faire d’études ? Voyons, feuilletons et découvrons quels sont les métiers de rêve (ici, rien n’est précisé sur la nécessité de faire des études !)? Eh bien, c’est un métier dans la création. J’ai fait ici une petite liste. Au choix : on peut être chanteuse dans un groupe de rock, être artiste-designer, photographe, créatrice de mode ou pâtissière. Et bien sûr, ce genre d’activité vous assurera l’autonomie financière dont chaque femme a besoin pour exister et payer ses factures. Vraiment ? Oui, car les ambitions qu’on porte en soi se réalisent toujours si elles nous tiennent vraiment à cœur. Vraiment ? Voyons, examinons un peu la situation. Les rêves ? Ils sont ancrés et rendus possibles grâce à l’environnement socio-économique dans lequel nous vivons. Ce n’est pas si je veux, mais si je peux ainsi que nous l’a montré la sociologie : toujours un peu déprimante, la sociologie, mais efficace pour dissiper les illusions. Et je peux en fonction de ce qu’on pense autour de moi, si les facteurs sociaux-économiques qui déterminent ma situation me sont favorables et si l’égalité des chances et les études supérieures - pour une fille - sont valorisées ou non. Nous portons des rêves, certes, et pourtant, leur réalisation nécessite beaucoup de facteurs favorables y compris une féroce confiance en soi ou un sérieux « killer’s instinct » comme l’appelait l’un de nos professeurs d’anglais en nous montrant les dents, « killer’s instinct » insufflée par les parents, les mères aussi bien que les pères.
Conclusion : il est essentiel de faire des études et si possible, des études supérieures, surtout pour une fille. Citerai-je ma grand-mère ici ? Alors que je traversais une période difficile au cours de laquelle j’avais fugué de chez moi et abandonné mes études, c’est elle, une femme âgée quatre-vingt-dix ans, née en 1897, oui, à la fin du 19ème siècle, c’est elle qui n’avait que son certificat d’études qui me supplia de retourner à l’université et de continuer jusqu’à ce que j’aie décroché mon concours. Un conseil que je suivis et qui me sauva la mise.
Je ne me souviens plus du prénom de cette femme avec laquelle j’avais sympathisé quand elle travaillait à l’Armée du Salut de mon village. Elle était drôle, sensible. Nous parlions souvent. Elle m’a dit un jour : « Ma mère me disait : Tu pourras devenir tout ce que tu veux dans la vie si tu le veux. Mon père était chanteur, toujours sur les routes. Il ne s’est pas occupé de nous. Et moi, regarde-moi. Est-ce que ma mère avait conscience de ce qu’elle me disait ? J’ai été mariée et j’ai divorcé. Voilà le travail ! Je bosse ici, deux jours par semaine, à l’armée du salut. Tu parles d’une réussite ! » Elle dit ça en riant, parce qu’elle sait qu’elle a raison et qu’il n’y a rien à faire contre la fatalité et qu’il vaut mieux en rire.
J’ai beau jeu de rire aujourd’hui, un rire un peu triste, je l’avoue. Car c’est fort lentement que j’ai pris conscience de la manipulation dont j’étais l’objet. Tant que je suis restée dans mon pré carré, j’étais somme toute contente de mon sort. C’est quand je me suis enfuie du pré, quand j’ai commencé à vouloir briser les règles du jeu et assumer ma différence que le groupe a montré les dents et sorti les couteaux. Nous nous construisons de manière empirique, c’est-à-dire par l’expérience, et les prises de conscience ne nous sont pas données par magie un beau matin. Sortir de la caverne de Platon, celle dans laquelle nous sommes tous enfermés, jouets de nos illusions est la démarche de toute une vie et elle se fait lentement. Très lentement. Ce furent les lectures qui m’ouvrirent les yeux. L’essai de Anne-Marie Lugan Gardignan sur la presse féminine : Femme-femmes sur papier glacé publié initialement par Maspero en 1974 me fit prendre du recul avec les magazines et leurs mensonges. Le travail d’Elizabeth Badinter L’Amour en plus publié en 1981 fut un choc. Je ne le découvris que quelques années plus tard grâce à une amie. Oui, ce fut une vraie douche froide et une révélation. En s’appuyant sur une étude historique documentée, l’auteur démontrait que l’instinct maternel n’existait pas en soi. Cet instinct soi-disant inné chez la femme et qui la pousserait à vouloir des enfants est un mythe. A partir du 18ème siècle, pour des raisons économiques et démographies, la pression fut mise sur la femme en valorisant son rôle de mère. La société avait besoin de bras pour le travail, et de soldats pour la guerre. L’idée de l’instinct maternel a été reprise et soutenue par Freud. Peu la contestent aujourd’hui. En conséquence, la femme qui refuse d’avoir des enfants est regardée par la société comme « méchante » ou « mentalement malade. » Oui, je le sais. Grâce à la lecture de La Domination masculine de Pierre Bourdieu, j’appris comment fonctionnait la stratégie de domination des hommes sur les femmes. Il y avait divers types de patrimoines : un patrimoine financier mais aussi intellectuel. Les grandes écoles réservées aux élites aisées engendrent des élites aisées. Patrimoines financier et intellectuel se transmettent de génération en génération et ceux qui n’ont aucun patrimoine, ni financier ni intellectuel, se retrouvent sans rien. Le nez dans le ruisseau. Et ce n’est pas toujours la faute à Rousseau ! J’ajouterai que les filles héritent d’un autre type de patrimoine fait d’expérience et de liberté. Similaire au patrimoine intellectuel, il est constitué par l’ensemble des valeurs qui nous sont transmises par nos mères : c’est souvent un ensemble impalpable, une atmosphère familiale, car les principes ne sont pas toujours verbalement explicités par de grands discours. Et parmi ces principes, il y a ceux qui reflètent des valeurs féministes incarnées par les choix de vie de nos mères et de nos grands-mères. Les filles de mères libres - c’est-à-dire celles qui ont été autonomes intellectuellement, celles qui n’ont jamais dépendu financièrement ni d’un père ni d’un mari, celles qui se sont arrachées au carcan d’un mariage malheureux en divorçant, celles qui ont refusé la culture traditionnelle de leur pays d’origine, celles qui n’ont pas eu peur d’avorter quelles que soient les conséquences juridiques de leurs choix - ont plus de chances d’être libérées.
Mais c’est le jour où je me suis heurtée de plein fouet au plafond de verre du milieu littéraire parisien, machiste et fier de l’être, que j’ai vraiment fait l’expérience de ma différence. Jusque-là, le plafond de verre était un mythe. Une légende, qui sait ? Et puis un jour, j’ai voulu le traverser. Là, j’ai compris qu’il existait et qu’il était aussi dur que le béton. Vous le saviez qu’il n’y a que douze femmes qui ont reçu le prix Goncourt depuis sa création en 1892 ? Il en va de même pour les autres prix, qui sont décernés en écrasante majorité (quel euphémisme !) aux hommes. Les jurés du Renaudot sont nommés à vie. C’est un monde d’hommes où règnent les jalousies, la mesquinerie et les conflits d’intérêt. Un ami crut bon de m’expliquer un jour que les hommes publiaient plus que les femmes, ce qui justifiait une telle disparité. Faux. Les éditeurs reçoivent autant de manuscrits d’hommes que de femmes. Les hommes vendent mieux, c’est tout. Surtout quand il s’agit d’un prix littéraire. Le New York Times est l’un des rares journaux à dénoncer les tours de passe-passe orchestrés au sein des prix littéraires français. Pour contrer ce système, de nouveaux prix ont été mis en place ces dernières années, listes dans lesquelles la parité est respectée. Mais l’on risque de retomber dans le même piège : la discrimination positive donnera une couronne de lauriers aux femmes. C’est bien, très bien, je m’en réjouis, mais une fois encore, la beauté du texte et la qualité du travail de l’écrivain (qu’il soit homme ou femme) passera à la trappe et le label écrit par une femme risque d’être récupéré pour des motifs de pur marketing. Les prix. Paris. Je ne m’attarderai pas sur ce triste épisode de ma vie. Je ne m’y attarderai pas car d’y repenser me peine toujours, même si les années ont passé. Pour tout auteur qui a joué le joker dans cette odieuse partie de poker, la plaie ne se referme jamais. Paris est un monde en soi. L’on passe vite pour paranoïaque, rancunier, envieux ou carrément fou aux yeux du commun des mortels lorsqu’on commence à vouloir expliquer cet imbroglio. Jusqu’à quand durera un tel scandale qui s’observe non seulement dans le mépris des femmes-écrivains mais aussi dans la distribution des grands prix entre quelques maisons ? Toujours les mêmes.
Personne ne choisit son destin. La vérité, c’est que nous essayons d’échapper au pire. Au célèbre essai de Noam Chomsky La fabrique du conformisme, une formule empruntée à Walter Lippmann, j’emprunterai la formule pour désigner la fabrique de la femme. C’est une tyrannie du groupe qui s’exerce par la pression sociale. Est-ce qu’on la voit, cette pression ? Non. Est-ce qu’on en a toujours conscience ? Non. Mais elle est là. Elle plane, elle condamne en douce tout écart de comportement. Elle compare, elle juge, elle exclut. Elle se moque. Un certain modèle de femme perdure grâce à la presse féminine, aux publicitaires, à la télévision, aux réseaux sociaux. Est-ce qu’on a toujours le recul nécessaire pour parer au danger que représentent de telles lectures ou de telles images ? Non, car le message nous atteint souvent dans un moment de vulnérabilité, donc de crédulité. En relisant un numéro de 2008 de Manière de voir qui a pour titre : La Fabrique du conformisme, je redécouvre avec plaisir beaucoup de penseurs oubliés par la marche de l’histoire. Je suis aussi atterrée par la manière dont cette fabrique du conformisme a développé tellement de nouveaux outils en l’espace de quatorze ans pour nous coloniser. « Standardisation des produits, homogénéisation des comportements, nivellement des valeurs, appauvrissement de la pensée » écrivait le père de l’école de Francfort, Theodor Adorno qui dénonçait déjà la « culture médiatique » et l’aliénation des consciences en 1944. Que dirait-il aujourd’hui en constatant que les nouvelles méthodes pour fabriquer une nouvelle forme de conformisme se sont subtilement démultipliées ? Aucune brutalité, aucun lavage de cerveau ou de camp de rééducation, aucune prison, aucune déportation, mais une lente aliénation de l’être par une persuasion soft, exercée de l’intérieur, constante, répétitive, faite d’images stéréotypes, de messages clichés, simples, facilement assimilables, facilement reproductibles, une aliénation de chacun et de chacune à son Smart Phone où il est abreuvé par un flux constant qui le rend dépendant d’une nourriture virtuelle comme le drogué est accro à la poudre, c’est-à-dire que son temps de pensée est colonisé du matin au soir, l’empêchant de réfléchir – ou même de faire- autre chose.
J’avais des idoles quand j’avais quinze ans. Il y avait Joan Baez qui chantait l’amour et la paix. Il y avait Françoise Hardy et Jane Birkin, de longues filles androgynes qui étaient les beaux fruits de la révolution de mai 1968 qui avait permis l’émergence d’un autre type de femme loin des canons traditionnels de la belle blonde voluptueuse. Et c’est à elles que nous voulions ressembler, elles qui étaient si différentes de nos mères. Elles qui étaient si modernes. Si cool. Il y avait Jane Fonda qui nous initiait à l’aérobic. Un soir, je l’ai assumée de manière bien maladroite ma différence : lors de ma première soirée littéraire à Paris dans le quartier latin, une sortie qui marquait mes débuts d’écrivain et ma première publication, je me suis vêtue d’un costume-cravate. J’ai rencontré mes pairs ce soir-là. La pièce était noire de monde. Nous n’étions que deux femmes-écrivains dans cette foule. Mais j’avais ma cravate car, ainsi que je l’ai compris ce soir-là, j’aurais voulu être née d’un autre sexe. Non pas un homme, non. Femme, oui, mais je me sentais appartenir à un troisième sexe, entre homme et femme. Simone de Beauvoir avait parlé du deuxième sexe, et moi, je sentais que j’appartenais au troisième sexe. Le sexe de celles qui n’ont jamais joué à la poupée, de celles qui n’aiment ni les talons hauts ni les robes, de celles qui n’ont jamais voulu être mère. J’avais les ambitions d’un homme. Je voulais vivre comme un homme. Je voulais être écrivain comme un homme -il y avait encore peu de femmes écrivains, de vrais écrivains, à cette époque. Mais être femme, avoir des enfants, faire des confitures, être une fée du logis, je ne le voulais pas. J’étais du troisième sexe. Voilà. Il en allait ainsi à cette époque. On était soit un homme avec de grandes ambitions ou une femme avec de petits rêves. Il y avait pourtant un entre-deux dont personne ne parlait, un troisième sexe, et j’ai continué de vivre dans cet entre-deux avec l’impression désagréable de porter un masque toute ma vie.
Les grandes voix du féminisme se sont tues. Elles ont vieilli et laissé la place à d’autres, plus jeunes, plus dynamiques. De jeunes voix qui ont du mal à se faire entendre, souvent maladroites, des voix dont les propos sont déformés dans les médias, des jeunes femmes qui sont victimes d’insultes dégradantes sur les réseaux sociaux. La femme d’aujourd’hui est une femme à laquelle on continue de dire qu’elle n’a toujours pas trouvé sa place, entre gentille petite fille et fausse révoltée qui-fait-ce-qu’elle-veut-de-son-corps, mais qui continuera de croire dur comme fer qu’il faut avoir la ligne, harponner un mari avant d’avoir passé fleur et faire un enfant pour accomplir son destin de femme et être heureuse. En un mot, le féminisme est vu comme une lutte dépassée. Il y a des choses plus graves sur terre, les guerres ou la crise économique. Le féminisme n’est plus à l’ordre du jour.
Sur la plage, une enfant construit un château de sable. La marée monte. L’enfant s’agite, creuse le sable autour du château. Mais la marée monte et le château s’effondre. Malgré tous les efforts de l’enfant, la construction sur laquelle elle s’est acharnée pendant des heures disparaît. C’est ainsi que j’imagine la lutte des femmes. A l’échelle de l’histoire de l’humanité, la conquête de nouveaux droits pour les femmes est très récente. Elle ne date que d’hier, voici pourquoi elle doit continuer d’exister. Le féminisme n’est pas une lutte passéiste, égoïste, agressive, rancunière. Ce n’est pas une guerre contre les hommes. C’est un idéal humaniste, une lutte pour plus de justice sociale, plus d’égalité, plus de compréhension et de partage affectif et intellectuel entre les hommes et les femmes. Chaque génération doit refaire le parcours, car les lois se font et se défont. Rien n’est gravé dans le marbre ainsi que le rappelle la championne américaine de tennis Billie Jean King, âgée aujourd’hui de 79 ans, dans une interview brillante d’humour et d’intelligence qu’elle a récemment accordée à la BBC. Billie Jean King fut la seule femme au monde qui ait joué contre un homme, et gagné le match. C’était en 1973. Elle sait de quoi elle parle. Elle qui ne voulait pas qu’on la remarque pour son « good look » mais pour ses performances. Ses performances uniquement. L’histoire est toujours à redire et à refaire. « Connaître son histoire, c’est se connaître, » dit Billie Jean King. Et que faut-il savoir ? Tout. Il faut tout savoir du passé. L’histoire des premières luttes de femmes afin d’avoir le droit de vote. La longue lutte pour le droit à l’avortement, droit qui risque d’être annulé dans la moitié des Etats-Unis. Les avancées si lentes pour la lutte contre les violences conjugales, visibles et invisibles. La lutte pour l’égalité des salaires, égalité que Billie Jean King a imposée à force de volonté dans le monde du tennis féminin.
Combien de femmes ai-je vues dont la vie a basculé ? Elles sont entrées avec enthousiasme dans le moule sans savoir qu’il allait les briser, les broyer, les évider. Leur créativité a été écrasée. Leur temps leur a été volé. Leur corps a été colonisé. On les a assignées à la charge d’élever les enfants et de s’occuper des parents. Elles ont été forcées d’arrêter leurs études. Elles n’ont jamais repris la route de l’université. Une fois enceintes, elles furent chassées de leur village ou de leur famille, taxées du méchant nom de « fille-mère ». Elles furent contraintes d’avoir les enfants qu’elles ne voulaient pas, culpabilisées pour ne pas avoir eu d’enfant, coupables de ne pas être de bonnes mères, coupables de ne pas avoir d’instinct maternel, silencieusement coupables de vouloir quitter leur époux, silencieusement malheureuses de ne pas être heureuses. Et une fois divorcées, ce furent encore elles qui s’occupèrent des jeunes enfants devenus adolescents, et des adolescents devenus adultes. Et les pères ? Où sont les pères dont ces enfants avaient besoin pour bien grandir ? Leurs mères leur avaient pourtant donné les recettes du bonheur domestique. Sois belle ma fille, fais plaisir à ton mari et tais-toi. Mais la vie leur a vendu du vent.
Citerai-je ici un éditeur dont je tairai le nom : il est assis face à moi. Il élimine à grands traits des pages « féministes » d’un de mes manuscrits et me fait remarquer en voyant ma colère gronder que ces pages sont inutiles. « Mais on sait déjà tout ça, me lance-t-il. Toutes ces choses ont déjà été dites ailleurs. » ? Je n’ai pas eu le dernier mot. Les pages auxquelles je tenais, car elles parlaient d’expériences, celle de ma mère, de ma grand-mère et de la mienne, de nos combats et de nos aliénations, ont bel et bien été éliminées.
Je rêve de voir naître de nouvelles Germaine Tillion, de nouvelles Isabelle Eberhardt, Alexandra David-Néel, Rosa Luxembourg, Susan Sontag, Flora Tristan, Louise Michel, Doris Lessing, Gisèle Halimi, Ruth Bader Ginsburg. Je remercie toutes celles qui m’ont aidée à penser ma condition pour jeter la lumière sur ce qui se tramait dans mon dos à commencer par la fondatrice des Editions des Femmes Antoine Fouque, ainsi que Françoise Héritier, Michèle Perrot, Germaine Greer, Naomi Woolf, Mona Chollet, Elizabeth Badinter, Gisèle Halimi, Benoîte Groult, Yvette Roudy, et tant d’autres. Tant d’autres.
Je rêve qu’un jour, il n’y ait plus d’éditeur qui nous disent avec hauteur : « Mais on sait déjà tout ça. Toutes ces choses ont déjà été dites ailleurs. » Car il faut dire et redire, encore et encore. La société oublie, les hommes oublient, surtout ceux qui ont le pouvoir et qui ne sont pas prêts à le partager. Et ceux qui savent que le dominant a besoin d’un dominé pour exister, sont les premiers à vouloir oublier.
une histoire qui est toujours à refaire et à compléter car sans connaissance de l’histoire des femmes, sans comprendre le fonctionnement du patriarcat, c’est-à-dire une idéologie de tyran, on ne comprend rien.
Et pourtant, la lecture des féministes aurait dû nous réveiller, non ? J’emploie ici le mot sulfureux de féministe, un mot décrié, connoté, dangereux, du reste il ne faut pas parler de féminisme en général mais des vagues du féminisme : la première seconde et maintenant, la troisième. Enfin, ce sont des lectures saines et utiles.